Recrutement express [2022] [PV Daestra]

Vu l'aura de contrariété qui émane du bureau de la Commandante en second du Kidōshū, tout le monde marche sur des œufs.

Le message qu'elle vient de recevoir de la Vice-Capitaine Ise est sans équivoque : l'Association des Femmes Shinigami n'est plus que ruines. Violemment amputée de ses membres historiques et de son budget à l'issue de la dernière guerre, laissée aux mains d'une femme sur les épaules de laquelle pesait déjà la lourde responsabilité d'aider le Capitaine de la Première Division à reconstruire le Gotei, personne n'a jugé utile d'aborder le sujet de sa réhabilitation ces dernières années.

Du moins, personne jusqu'à Yoru. Leur échange de missives a laissé transparaître un espoir : si la Nécromancienne le désire, et malgré les réticences initiales de sa correspondante, alors relancer l'Association en lui transférant sa gestion est une possibilité. La période, plus prospère, rendrait une demande de budget plus facile à faire passer - surtout avec l'appui de Nanao, dans le cœur de laquelle l'Association a toujours eu une petite place privilégiée, comme chacun le sait.

Or, il reste un écueil de taille. Pour faire valider cette demande, la justifier par l'apport de potentielles nouvelles adhérentes est une nécessité - et, pour commencer, une vice-présidente, un projet ne pouvant être porté par une unique personne pour paraître un tant soit peu crédible. Après s'être emmerdée avec un plan de relance cohérent, des soucis de rebranding et une ébauche de plan de communication (tous réalisés sur son temps de travail, faut pas déconner non plus), voilà que Yoru trébuche sur cette simple réalité qui sonne comme un nœud gordien : pas d'asso, pas de pub... pas de pub, pas de membres... pas de membres, pas d'asso.

C'est cette dernière info qu'elle rumine justement depuis cinq minutes. Le silence qui provient de son bureau est assourdissant : lorsqu'elle coupe la musique, c'est qu'elle a besoin de réfléchir sérieusement à un sujet d'importance capitale. Et puisque sa mauvaise humeur a l'incroyable potentiel de décupler sa chiantise, personne ne veut être le premier à devoir interagir avec elle tant qu'elle n'est pas passée à autre chose.

Fort heureusement, la Nécromancienne a de la ressource. Et c'est tout naturellement qu'elle en vient à une conclusion évidente - si simple, même, qu'elle est surprise de ne pas y avoir pensé plus tôt :

la prochaine nana qui rentrera dans cette pièce sera sa vice-présidente, qu'elle le veuille ou non.

Désormais parfaitement sereine, elle reste donc plantée là, attendant patiemment que le hasard catapulte quelqu'un dans son bureau.

Des semaines que j'ai quitté l'Académie Shin'ō de façon prématurée afin rejoindre les rangs de la célèbre Seconde Division notamment connue pour abriter le siège d'une unité de forces spéciales appelée Omnitsukidō. Il est encore trop tôt pour affirmer que j'y aurais un jour ma place toutefois, je me plais à rêver que ce sera le cas. En attendant je dois répondre aux devoirs de n'importe quel autre shinigami récemment incorporé dans son bataillon. Ma principale occupation dans un premier temps de mémoriser chaque point d'intérêt général au sein du Gotei, les endroits stratégiques, les zones sensibles, ainsi que les lieux d'extractions en cas d'urgence.

Pour une pauvre jeune femme tout juste sortie de son confort étudiant la tâche ne fut pas si aisée. Non pas que je doute de mes capacités physiques ou mentales, certainement pas. Disons que jusqu'ici je n'avais pas eu loisir de me promener souvent en dehors de la propriété familiale et que donc, je découvrais au gré de mes reconnaissances autant qu'une âme originaire du Rukongaï lâchée au hasard des ruelles avec pour consigne de trouver la sortie. J'en viens presque à plaindre Shinjiro, déjà que ses limites intellectuelles sont importantes alors imaginez bien.

Mais aujourd'hui j'aspire à d'autres horizons. La phase préparatoire s'étant achevée avec succès on me confie une mission qui n'a l'air de rien au premier abord : distribuer des missives. Bien entendu il existe le système des papillons qui permet de transmettre rapidement des ordres ou des directives spécifiques à des situations établies. Mais quand il s'agit de sujets plus sensibles, ou officiels l'un des rôle de ma division est de centraliser ces colis pour les redistribuer en mains propres à leur destinataire légitime. Cela peut paraître humiliant quand on aspire à combattre des Hollows par exemple. Toutefois me concernant j'y voyais une superbe opportunité. Non seulement je ne risquerais bientôt plus de me perdre, mais j'aurais surtout la chance de côtoyer une bonne partie des haut gradés du Gotei et ça, peu de monde pourra s'en vanter.

Je me presse donc de revêtir l'uniforme réglementaire qui est, disons, ne me met vraiment pas en valeur mais qui aura le mérite de me rendre reconnaissable pour les uns et incognito pour les rares qui seraient susceptibles de me connaître. Après quoi je me dirige vers le centre logistique, où un intendant m'intercepte immédiatement.

- Tiens toi là, la nouvelle. Tu tombes bien, j'ai un paquet de lettres à remettre au siège du Kidoshû. Tu sais où ça se trouve n'est-ce pas ?

Je me contente d'acquiescer en silence. Il me remet le colis sans plus de politesses et m'intime d'un geste dédaigneux de la main qu'il est temps de filer. Je m'exécute. La route est relativement longue, je décide d'emprunter la voie des airs et de bondir entre les différentes toitures qui se dressent sur mon passage. De cette manière je n'aurais pas à craindre de croiser qui que ce soit. Je n'ai aucun mal à trouver ma cible, toutes ces semaines à crapahuter sans but réel finissaient par payer.

Une fois devant l'imposante bâtisse je regagne le plancher des vaches et continue d'un pas leste en m'engouffrant tout naturellement à l'intérieur. J'ai l'impression d'être une personne d'importance, aucune âme qui vive et les rares que j'aperçois ne semblent même pas vouloir s'offusquer de ma présence. L'endroit est excessivement calme, ce qui change de la cacophonie habituelle aux heures de pointe. J'arrive finalement devant une grande porte en double battant. Je frappe plusieurs coups comme le veut le protocole, avant d'ouvrir.

- Je suis bien dans le bureau principal du Kidoshû ? Je viens vous remettre expressément plusieurs missives.

Je commence à m'avancer pour déposer l'objet de ma mission lorsque je remarque cette femme qui se tient là, dans un coin de la pièce. J'en déduis par l'expression de son visage qu'elle semblait visiblement m'attendre. Même si je ne saurais dire pourquoi, quelque chose dans son regard me rend soudainement nerveuse.

Moins d'une demi-heure d'attente, et voilà que des coups résonnent à la porte.

Lorsque le battant s'ouvre, et qu'une voix résolument féminine s'élève alors qu'une petite tête mi-bandana mi-bleu pétant se glisse dans l'ouverture, Yoru le sait : c'est le destin qui est au rendez-vous. Stoïque, elle attend que sa proie s'avance dans la pièce. Un pas, puis deux...


- C'est bien ici ! fait-elle en réponse à la question posée par l'arrivante.


Puis elle se précipite vers l'entrée, et claque derrière la messagère la porte restée ouverte.

Bon. Pas cool, le destin, de lui avoir envoyé une bonniche de l'une des deux Divisions les plus chiantes du Gotei. Mais d'un autre côté... En général, l'Onmitsukidō produit des Shinigami entraînés, qui obéissent facilement aux ordres, et avec un fort sens de la hiérarchie. Reste à savoir si la tendance sera vraie dans tous les cas - et surtout, si une demande provenant d'une gradée appartenant à un autre organisme a la moindre valeur aux yeux de ces gens-là.


- Vas-y, assieds-toi, pas de gêne avec moi, ajoute-t-elle alors qu'elle retourne vers la nouvelle venue, lui arrachant presque les missives des mains.


Ce faisant, elle en profite pour l'attraper par les épaules et la guider (la pousser) vers un siège vacant, avant de s'asseoir elle-même en face de son interlocutrice, de l'autre côté du bureau. Sa veste violette aura probablement révélé son rang; nul besoin de s'attarder sur les présentations. Et elle le sait : d'ordinaire, les messagers de la Deuxième Division ne repartent pas vers leur quartier général les mains vides tant qu'on ne leur a pas signifié de prendre congé, au cas où une missive urgente nécessiterait une réponse qui l'est tout autant. Autant en profiter.

Rapidement, elle lit la paperasse en diagonale. De la merde... Un truc qui peut attendre... Rien de plus urgent que ses préoccupations à elle, en définitive. D'un revers de main, elle repousse le tout, gardant quand même en main la dernière missive, qu'elle déploie à nouveau devant elle. Puis elle s'éclaircit la gorge et fait semblant de lire.


- Hmm... Sauver l'association... recrutements... dissolution... houlàlà, ça a l'air grave, tout ça ! Comment je vais faire, moi?


Elle met la lettre hors d'atteinte, histoire que la Shinigami de la Deuxième ne puisse pas y jeter elle-même un coup d'œil.


- On vient de me confier une mission urgente pour laquelle tu vas pouvoir m'aider. Pourquoi toi? Parce que t'es là. Tu connais l'Association des Femmes Shinigami? C'est un club super chouette où on organise des sorties, des ateliers, des goûters entre filles, tout ça, quoi. Bon, bah figure-toi que ce club si cher à notre estimée Vice-Capitaine Ise est menacé d'extinction, et qu'elle me confie la lourde tâche de le sauver. MAIS ! Je peux pas faire ça toute seule. Me faut une liste de femmes qui veulent réhabiliter l'Association, et pour ça il faut juste une petite adhésion gratuite de rien du tout. C'est vraiment une chance de se faire repérer et d'être dans les bonnes grâces de la Première Division, imagine ! C'est quoi ton petit nom? Tu me signes ça là?


Là-dessus, elle extirpe un formulaire d'un tiroir et le pousse vers son interlocutrice, tapotant du doigt le champ libre sous la mention "vice-présidente" - la présidence, elle, étant déjà dûment renseignée avec son propre nom. En espérant que l'autre ne soit pas trop du genre curieuse et signe sous la pression, sinon la convaincre proprement serait peut-être plus difficile. Allez, hop, on expédie ça et on passe à la suite?

J'aurais pu m'attendre à presque n'importe quoi. J'avais été briefée plusieurs jours auparavant sur les modalités du rôle d'émissaire que l'on attribue aux nouvelles têtes de Seconde Division. Jusqu'ici tout s'était relativement bien déroulé selon mes attentes, sans trop d'écart. Nous n'étions pas censés perdre du temps en échanges inutiles ou en flâneries, c'était totalement contreproductif et cela risquerait même à terme d'impacter nos évaluations de fin d'année.

En revanche absolument personne ne m'avait évoquer l'éventualité d'un kidnapping ou d'une séquestration. Parce que c'est précisément le sentiment que j'avais là tout de suite. Que cette femme ferme brutalement la porte du bureau derrière moi je pouvais le concevoir, après tout nous pouvions transporter des informations confidentielles. J'y ai cru, naïvement. Dans le doute, je me suis contentée d'obéir et je me suis assise. Enfin, j'ai été physiquement poussée à le faire.

Intérieurement j'étais partagée entre mon devoir de silence et l'envie irrépressible de partir en courant sans demander mon reste. Mais qu'est-ce qui était en train de se passer ? La femme retourne à son bureau et fait mine de parcourir les différentes missives sans grand intérêt jusqu'à se focaliser sur la dernière du tas. Elle me parle d'une sorte de club, de subventions, de la très renommée Ise Nanao, d'une opportunité à saisir pour sauver la face. Cette mission lui a été confiée, mais elle me demande de l'aide.

Sur le coup je m'imagine qu'elle essaye simplement de m'informer de l'urgence de la situation, qu'il sera nécessaire de signer un registre avant qu'elle me remette une réponse que je devrais retransmettre au quartier général d'où je viens dans les plus brefs délais. Je ne souhaite pas m'éterniser davantage, alors je ne réfléchis pas plus que de raison.

- Je... Euh... Daestra, Chibiko Daestra Madame. Je suis encore nouvelle, je n'ai pas l'habitude de...

Mon esprit cafouille, je n'étais pas préparée à ce type de contretemps. Je mets donc un terme aux présentations et signe rapidement là où le doigts de la Vice Commandante tape frénétiquement.

J'avais vaguement entendu parler d'une association regroupant les femmes du Gotei, un peu à l'image des club select de la haute bourgeoisie mais qui pouvait apparemment recruter sur tous les fronts. Le genre d'endroit où je n'aurais clairement pas ma place. Le simple fait de devoir sociabiliser avec de parfait inconnus suffisait à me pétrifier d'angoisse, la faute aux années passées derrière les murs de la demeure familiale certainement. Toujours est-il que je ne saisit toujours pas le lien entre le Kidoshû et cette histoire de club. Avais-je en face de moi leur présidente, ou quelque chose comme ça ?

- Mais, hum, permettez-moi d'émettre une question. Ce document que je viens d'émarger, je dois donc maintenant le remettre à mes supérieurs ou vous souhaitez que je le transmette à qui de droit ? Devant l'urgence de la situation je n'aimerais pas trop m'attarder si c'est la survie de votre association qui est en jeu.

Je lui adresse un sourire poli, timide. J'essaye maladroitement de lui faire entendre que je ne peux pas m'éterniser, ces histoires là ne me concerne pas vraiment. Imaginez si je devais prêter l'oreille à tous ceux qui reçoivent le courrier de mes mains, j'en finirais par monter mon propre club. Quelle idée stupide.

Et c'est le gros lot ! Non seulement l'instinct de Yoru sur l'obéissance propre aux membres de la Deuxième semble se vérifier, mais en prime, l'espèce de petite souris pétrifiée sur son siège vient de le dire elle-même : elle est nouvelle. Donc, un peu perdue et un peu beaucoup impressionnable. Et si elle ne sait pas vraiment dans quoi elle s'embarque, elle ne semble pas non plus être du genre à discuter ce qui s'apparente à un ordre de la part d'une gradée du Gotei.

L'encre glisse sur le papier, la Shinigami glisse dans la gueule du loup. Sitôt la signature apposée, Yoru ramène le document à elle, l'arrachant presque de sous les doigts de son interlocutrice. Elle le vérifie d'un œil critique : tout semble bon. Plus qu'à livrer la paperasse à la Première, et avec un petit coup de pouce de la Vice-Capitaine Ise, le plan de relance se passerait comme sur des roulettes. Enfin, probablement.

La Nécromancienne réfléchit un instant, pesant le pour et le contre. Devrait-elle confier le document à sa future nouvelle Vice-Présidente? C'est sûr, la livraison serait plus rapide... mais ce serait aussi prendre le risque de voir la shini-souris réaliser dans quoi elle s'est engagée, et trafiquer les documents pour en ôter toute mention d'elle. Mais d'un autre côté, en serait-elle capable? Elle a visiblement avalé cette histoire de mission urgente sans se faire prier. En bref, une bonne cliente.

Finalement, elle choisit de conserver la feuille, et la met au passage sous clé dans un tiroir de son bureau. Ce serait ballot de la perdre après avoir trouvé la pigeonne idéale.


- C'est gentil, mais je vais m'en occuper. Et elle lui adresse un sourire beaucoup trop innocent pour elle, ajoutant d'un ton chantant : Merci pour ta précieuse coopération !


Daestra, donc. Drôle de prénom, mais Yoru garde la réflexion pour elle. Pour l'heure, elle gagnerait à connaître un peu mieux le personnage, histoire de pouvoir inventer un truc crédible quand on lui demandera immanquablement d'où sort cette nouvelle adhérente. Adhérente qui, d'ailleurs, commence à se tortiller un peu sur son siège : soit elle a envie de pisser, soit elle est pressée de se barrer et d'écourter l'entrevue. Oh que non.

Sans donner à Daestra la permission de se retirer, Yoru se lève et se dirige vers un petit cabinet, duquel elle extirpe une bouteille brune et deux coupelles. Elle pose l'ensemble sur le bureau, remplit les récipients, en pousse un vers son associée malgré elle. Le contexte lui fait la drôle d'impression de refiler de la gnôle à une gamine pas encore en âge de boire autre chose que du lait, mais cette gêne est vite chassée : elle est parfaitement au courant que les apparences peuvent être trompeuses, et qu'on ne sort pas diplômée de l'Académie par hasard.


- Avant de partir, va falloir que tu me parles un peu de toi, comme ça je saurai décrire ton apport à l'ass... à la mission si on me pose la question. Je te sens hyper motivée, là, alors pourquoi ne pas commencer par me raconter ce qui te botte pendant qu'on trinque? T'inquiète pas, le saké restera notre petit secret. Hmm, je t'imagine pas trop en sortie piscine ou en atelier maquillage... Peut-être un truc plus classique, genre l'ikebana ou le shamisen? Oh, ou alors les goûters !


Si cette dernière proposition semble surtout faire référence à l'air juvénile de la petite souris, elle souligne en réalité la facilité avec laquelle celle-ci a gobé le flan énorme que lui a servi la Nécromancienne cinq minutes plus tôt. Toute contente de ce trait d'esprit que personne d'autre qu'elle ne pourra apprécier, faute de don télépathique, elle attrape son kiseru et l'allume, embaumant la pièce alors qu'elle recrache une première bouffée de fumée que les fenêtres, restées fermées, piègent à l'intérieur.

Soit la Vice Commandante devait prendre cette affaire très au sérieux, soit il se tramait quelque chose de vraiment louche. A en juger par la rapidité avec laquelle elle s'était emparée de la feuille d'émargement pour la mettre sous clé dans un tiroir je peux légitimement me poser la question. D'autant qu'elle émet le souhait de s'occuper personnellement de la retransmission du dossier, alors même que je suis précisément ici pour faciliter ce genre de manœuvre et qu'il s'agit pour ainsi dire de mon rôle au sein de la Seconde Division.

Ou alors le stress me fait perdre la raison, et me rend paranoïaque. Je me doute qu'à force de livrer des missives confidentielles on en vienne à vouloir douter de tout et de tout le monde, cependant je n'aurais jamais cru ressentir une telle chose aussi rapidement. Toujours est-il que l'instant de flottement passé, la shinigami se redresse et traverse la pièce. Envisage-t-elle de me raccompagner ?

Je fais mine de me lever à mon tour, lorsque je la vois qu'elle revient déjà les mains pleines. Elle reprend sa place, je fais de même non sans grincer des dents, et l'observe tandis qu'elle s'empare d'un verre pour le remplir d'une boisson qui doit très certainement être alcoolisée. Mon sang ne fait qu'un tour, je pourrais presque imaginer la pâleur de mon visage actuellement. Non contente d'être tout juste sortie de l'Académie et de jouir encore de ma nature juvénile il s'avère que je n'ai encore jamais bu autre chose que du thé. Du moins, principalement.

- Vous savez, je ne voudrais pas vous manquer de respect seulement... Euh... Je ne pense pas qu'il serait apprécié que l'on me fasse boire pendant le service. Je devrais déjà être partie voyez-vous... Mais je veux bien répondre à....

Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que la Vice Commandante me fait comprendre par son langage corporel que cette situation risque fort de s'éterniser. Elle souhaite apprendre certaines choses me concernant, ce qui s'ajoute à la liste des choses qui ne font pas partie du protocole, Pas plus que la séquestration, l'incitation à la consommation visant l'état d'ébriété sur son lieu de travail, ou bien le tabagisme passif.

Je commence lentement mais sûrement à me décomposer sur mon siège. Je peux d'ores et déjà affirmer que cette mission supposément banale restera gravée dans ma mémoire. Mais pas pour les bonnes raisons. Entre deux volutes de fumées dans ma direction j'essaye de focaliser mon regard ailleurs, jusqu'à ne plus percevoir les verres dans mon champ de vision. Et si tout cela n'était qu'un test ?

- Je crains de ne pas avoir le droit de dire grand chose. J'ai comme beaucoup de jeunes femmes de mon rang des occupations imposées ou suggérées. Je me plais essentiellement dans la calligraphie et le Shin-Shin-Tōitsu-Dō, mais aussi effectivement l'Ikebana. Tout cela tient plus de la tradition que d'une passion personnelle, mais j'y prends plaisir. Pour le reste je fais mon possible pour honorer mes engagements auprès du Gotei, je vais même jusqu'à m'entraîner quasi quotidiennement dans diverses disciplines depuis ma plus tendre enfance. Est-ce tout ?

Je prie intérieurement pour que la simple mention de ces éléments vagues énoncés d'un ton neutre ne soulèvent pas une envie chez mon interlocutrice de partir dans des élans lyriques. Mes espoirs se répandent en flaque sur le sol à mesure que le temps défile.

Tout en écoutant parler la souris, Yoru siffle sa coupe en deux temps trois mouvements, entre deux bouffées de tabac. Ce qu'elle a l'air chiante ! Pas d'alcool, le protocole, les traditions, blablabla. Vu ses passe-temps, c'est sûr : elle doit être issue d'une famille bourgeoise, sinon noble. Jamais entendu parler des Chibiko, pourtant; s'ils ont un quelconque statut, il doit être de ceux qu'on ne peut connaître qu'en faisant partie des cercles concernés, dont la Nécromancienne se tient justement aussi loin que possible.

Pourtant, son attachement manifeste aux règles est aussi une aubaine : Yoru n'est elle-même pas du genre à pouvoir se concentrer sur la paperasse et autres trucs administratifs très longtemps, et avoir dégoté la patience de suivre la procédure jusqu'ici relève déjà du miracle - alors rien de mieux que de pouvoir se décharger de tout ce bordel insupportable sur une assistante, en se focalisant seulement sur l'organisation globale de façon un peu vague. Il faudra d'ailleurs qu'elle pense à se trouver une trésorière pour se coltiner les comptes, tiens. Déléguer, c'est le futur. Le pouvoir sans responsabilités, quel plaisir...

En tout cas, sa nouvelle adjointe malgré elle semble de plus en plus pressée de repartir. Histoire de pas gâcher, la brune attrape la coupe encore intacte de son invitée et se l'enfile sans se faire prier, lui jetant quand même un regard en biais, l'air de dire "t'as tort". Mine de rien, son panel de connaissances pourra s'avérer utile plus tard, histoire de mettre en place de chouettes ateliers sur des thèmes dont elle n'a elle-même pas la moindre foutue idée.


- Je dois admettre que je connais rien à tout ça, sauf à la calligraphie. Je m'y suis mise y a un moment pour essayer de, euh, canaliser mon stress sur un truc minutieux. Ca a moyen marché. MAIS ! J'suis quand même assez chaude pour avoir refait le logo toute seule. Touuuuute seule.


Elle rouvre le tiroir fermé plus tôt, en sort une feuille de papier de riz d'un geste mal assuré (le saké commençant à monter) et le lui agite sous le nez.




- Regarde, j'ai géré, non? Je suis TROP fière de moi. J'avoue, j'ai dû recommencer l'arbre six fois, pis j'ai triché pour les p'tites fleurs, j'ai acheté un tampon exprès, mais quand tu vois ça, tu te dis pas "ouah, qu'est-ce que c'est joli et raffiné, je vais aller postuler tout de suite"?


Un blanc s'installe, alors qu'elle réalise qu'elle se montre peut-être un peu trop enthousiaste, au point de mettre à mal son excuse : si la mission vient de lui parvenir, comme elle le prétend, alors qu'est-ce qu'elle fout avec un logo déjà tout prêt?

Plutôt que de trouver une justification au cas où la question lui serait posée (mais de toute façon, le formulaire est déjà signé, alors il faudrait que l'autre foute le feu au bureau pour compromettre la situation), elle se lève d'un bond, et le papier réintègre son espace de rangement attitré. L'instant suivant, les fenêtres de la pièce s'ouvrent à la volée, évacuant le nuage de fumée qui commençait à s'accumuler en une sorte de brume stagnant sous le plafond. Enfin, c'est la porte qui subit le même sort, comme pour finalement apporter la délivrance à la petite Shinigami de la Deuxième.


- Bon, c'est pas tout ça, mais on a toutes les deux des trucs à faire, je crois bien. Bon courage pour la suite, on se revoit bientôt, hein?


Paf, expédiée comme toute cette affaire. En espérant que plus aucun caillou ne viendra se coincer dans l'engrenage...

On nous rabâche souvent que l'alcool est mauvais pour la santé. Je crois surtout qu'il s'agit d'une manœuvre habile pour éviter que certains possédant une personnalité relativement atypique ou prononcée ne se libèrent. J'en ai un exemple parfait sous la main.

Non contente de boire pendant le service la Vice Commandante, consciente que je n'honorerais pas son invitation à trinquer s'enfile le second verre d'une traite, avant de définitivement tomber les barrière de son inhibition branlante pour se lancer dans un exercice fort intriguant. Elle me présente une calligraphie que je qualifierais de passable, et m'en vante la qualité illusoire en appuyant bien fort sur le fait qu'elle y a mis tout son cœur. Malheureusement, cela ne fait pas tout.

Il s'agit ici du logo du club qu'elle cherche à maintenir à flot. Je n'arrive toujours pas à me convaincre de l'importance de ses propos ou de ma présence ici. Probablement qu'elle cherchait une oreille attentive, et que mon irruption dans la pièce fut l'occasion rêvée. Malheureusement je ne suis pas bon public. Je ne perds pas mes objectifs sous ce flot de paroles, attendant le moment opportun pour déguerpir sans demander mon reste.

Elle doit le sentir, puisqu'une fois son monologue échoué sur les rives de mon indifférence apparente, voilà que les fenêtres et porte du bureau s'ouvrent soudainement tandis qu'elle reprend son assise d'un air désinvolte. J'ai enfin la permission de fuir cet enfer, et je ne vais pas me faire prier davantage.

- Je suis ravie d'avoir pu participer indirectement au sauvetage de votre projet. Mais comme vous le soulignez mes supérieurs attendent à ce que je ne tarde jamais plus que de raison. Nous nous retrouverons certainement en effet, si je suis encore amenée à livrer des missives ici.

Je me lève d'un bond, au cas où elle tenterait de me harponner une dernière fois, et lui adresse un franc sourire suivi d'une révérence polie mais rapide. Dès lors portée par l'envie irrépressible de quitter cet endroit je fais volte face et galope comme si ma vie en dépendait.

J'ose croire que toutes les livraisons futures ne se dérouleront pas comme cela. Mais un sentiment étrange m'habite. J'ai l'impression terrible d'être passée à coté de quelque chose.