Noh Ran Im [Terminée]

Dans sa forme complète, Cuervo s’extirpe de sa léthargie. Dans son dos, de longues ailes se déploient et son corps se pare de plumes de jais et d’ivoire. Ses prunelles s’illuminent, se confondent dans la lumière. L’Oiseau du Soleil, dans un torrent, renaît enfin. Ses serres s’entrouvrent et se referment.

Yatagarasu émerge à son tour ; une faux que, de toute évidence, le Corbeau affectionne. Son tranchant résonne avec cette justice qui le guide, établie selon ses propres convictions. Ses plumes, baignées dans la splendeur du soleil, s’inondent de cette brillance certaine. Elles se multiplient, se renforcent, s’exécutent, conforment à ce qu’il attend d’elles.

Elles savent, n’attendent pas les ordres pour agir à leur guise.

résumé de la flemme en 17 mots:

Perchée sur les branches d’un arbre de quartz, l’Arrancar cogite. Ses prunelles d’or et de jade se noient dans cette lune maudite ; ici, elle ne peut se soustraire à cette nuit éternelle. Ses ongles enfoncés dans sa paume, elle maugrée, persifle face à ses propres attentes, son comportement, son retrait.

Ses désirs.

C’est une tempête redoutable qu’elle enfouit, qu’elle étouffe, musse sous un masque espiègle et radieux. Des mois durant, attachée, fixant l’astre nocturne ; tout cela pour ce résultat. Son ire est maîtrisée, absente de ses traits désormais et – parfois – de son esprit, mais n’aurait-elle pas dû s’amenuir au cours des derniers siècles ? Elle s’est transformée. Elle réclame.

De tout son corps, la demoiselle poursuit des fils rouges, une ombre inconnue ; une ombre qui n’existe plus et qui, peut-être, n’a même jamais vécu. Elle en veut, à qui, à quoi ? Un soupir mêle frustration et soulagement : de toute manière, quelle importance ?

Sourire aux lèvres, des mirettes perdues dans un rêve, Noh Ran Im se promène dans le monde des vivants. Une capuche dissimule son œil jaune, les quelques plumes qui l’entourent et parsèment en partie sa tempe gauche. Une feuille de cerisier dans le creux de sa main, elle contemple le torii de loin et se souvient de cette enfant qui s’était proposée pour accrocher son vœu à sa place. Les alentours ont changé, pour sûr, mais il s’agissait bien de ce temple-là, n’est-ce pas ?

Noh Ran Im est un Iris Blanc ; elle a soif de connaissance. Seulement, cette dernière possède également des épines et, lorsque sa forme véritable se révèle, des plumes et des serres qui n’hésiteront pas un instant à rétablir l’ordre. Yatagarasu veille aussi. Tout d’abord stratège, soldat et – à son grand malheur – gardien, l’Arrancar place ses pions et se prépare.

Influencée par l’Oiseau du Soleil, Noh Ran Im ne vise que la justice. Elle la réclame, de tout son être.

— Général, qu’est-ce que c’est ?

Au-dessus de son épaule, les mirettes crédules d’un soldat contemplaient l’étrangeté que son supérieur tenait entre les mains. Sous les moqueries de ses aînés, ce dernier la pointait vaguement du doigt. Ces symboles, à l’origine d’une tendresse certaine sur les traits dudit Général, il peinait à les déchiffrer, et cela quand bien même il plissait les yeux de manière exagérée et fronçait les sourcils. Somme toute, un sourire niais naquit sur ses lippes et il commença à gratter le bout de son oreille avec gêne : de toute évidence, ce genre de contenus n’était pas fait pour lui.

— Vraiment, je comprends pas comment vous arrivez à comprendre ce truc, Général…

Un clignement de paupières, et déjà les prunelles béryl quittèrent leur lecture, se relevèrent pour ainsi croiser la mine déconfite du jeune soldat. Que faisait-il là, déjà ? Soufflant du nez, la guerrière-stratège comprit que son repos prenait fin à l’instant même où d’autres abandonnèrent leur entraînement pour les rejoindre.

« Une création poétique. Elle relate les mythes des origines des Wa et leurs divinités. Enfin, d’après mon frère…
— Eh, les gars ! Écoutez-moi un peu ça ! Le Général Noh a des liens avec ces renards de Wa ! »

Ils chahutaient, s’amusaient de cette nouvelle rumeur. Si cela pouvait occuper leurs esprits et les détendre avant la bataille, soit. Ils ne se moquaient pas véritablement. Elle soupira derechef, mais répondait malgré tout aux multitudes de questions.

« Ah mais oui, attendez, c’est pas votre plus jeune frère qui s’est installé au pays des Wa justement ?!
— Celui-là même. Il voulait être auprès de sa dernière conquête. »

Alors, après la délégation, il s’était rendu de nouveau chez les Wa pour la rejoindre. Depuis, il lui transmettait des nouvelles autant que possible, et cela malgré les conflits qui éclataient çà et là. Il partageait également ses découvertes, ses émerveillements sur les croyances et les pensées des habitants, allait jusqu’à lui donner des lectures de ce genre ; des lectures qui, finalement, s’étaient avérées plus intéressantes qu’il n’y paraissait de prime abord. Tandis qu’elle arpentait les champs de bataille, elle imaginait sans mal ce frère, cette femme dont elle ne connaissait ni le visage ni le nom, et leurs enfants – s’ils en avaient – rire ensemble dans ce petit village. Elle irait les voir, plus tard, lorsque la guerre sera terminée et que Silla ne menacera plus leurs terres, pour découvrir tout cela, elle aussi.

« Vos gueules les gars ! Laissez-les, Général. Dites-moi plutôt de quoi ça parle !
— De Samjok-o.
— Elle est bien bonne celle-là, Général ! Notre Corbeau du Soleil n’irait certainement pas ailleurs que dans nos contrées. Il protège notre royaume depuis sa création ! Arrêtez de nous faire marcher !
— Sous le nom de Yatagarasu, un corbeau légendaire, fidèle du soleil, aurait été le guide du fondateur du pays des Wa… Un oiseau aussi grand, aussi protecteur envers les hommes, la terre et le ciel, devrait-il se contenter de protéger le peuple de Koguryo seulement ? Ils ont également des chiens de Koguryo, après tout.»

Qu’en pensez-vous, était la question sous-jacente. Pour autant, le Général commençait à se lasser de ces débats sans fin. Ils étaient décontenancés, quoi de plus normal lorsque l’on avait vécu uniquement par le prisme de mahāyāna. Finalement, ce n’était pas un mal, car le dernier-né des Noh avait ouvert des portes, des possibilités qu’elle n’avait jusqu’alors jamais envisagées. Dès lors, elle rangea ce cadeau précieux sous son armure et se redressa.

« Je ne pense pas que ce soit impossible... Bon, retournez à vos postes. Avons-nous des nouvelles de nos éclaireurs ?
— Oui, Général. Ils affirment que l’armée des Wa, menée par Abe no Hirofu, se dirige vers Baekche. Ils devraient être sur place d’ici cinq lunes.
— Bien. Préparez-vous ; nous partons.
— Général… Ne devrions-nous pas attendre, conformément aux ordres, qu’ils aient affaibli les troupes de Silla ?
— Et que se passera-t-il une fois que les troupes de Silla auront défait Baekche ? »

Elle soupira ; ils seraient sans aucun doute les prochains sur la liste. Quand bien même elle désobéissait au roi de son royaume, il était bien plus sage d’effectuer une frappe préventive et de soutenir Baekche ainsi que Abe no Hirofu, afin de briser la dynamique de Silla. Et puis, depuis combien de temps stationnaient-ils dans ce trou ?

— De plus, nous avons une histoire commune…

Ils voyagèrent, des lunes durant, tout cela pour aider un ennemi face à un ennemi plus redoutable encore. Ils emportèrent avec eux l’espoir de mettre un coup décisif dans cette guerre, de permettre à leur royaume de repousser l’envahisseur. D'être un nom dans l'Histoire. Pourtant, de cette attaque nocturne, le Général Noh et son armée n’en retiendra que la boue, le sang et des hurlements. Le bruit des lames qui s’entrechoquent, aussi, et celui des corps qui s’effondrent.

Écrasés, sauvagement, ils l’ont été. Le sol jonché de cadavres, face contre terre, le Général observe cette lune qu’elle déteste. L’Oiseau du Soleil n’avait pas pu être là, avec eux, cette fois, tout cela à cause de cette fichue lune. Alors, elle s’imagina comment le royaume justifierait ces trépas, ces mouvements. Honte ou trahison : qu’importe tant qu’ils en ressortaient victorieux. Le Général n’en espérait pas moins, mais songeait encore à ce frère, cette femme qu’elle ne connaissait ni de nom ni de visage, ces enfants qui riaient ensemble en se rendant au temple.
Elle aussi, voulait contempler ce paysage.

Son espoir.
Son erreur.
Sa responsabilité.

Celle de ce roi avide qui siégeait en Silla.
Avec cela, se mélangea haine et frustration.

Toujours plus grande et plus profonde.

Pour la justice...
... À charge de revanche.


Combien de temps, combien d’années ai-je erré, traîné mon corps difforme entre les mondes ? J’ignore pourquoi ma colère est si titanesque, mais elle ne m’étouffe pas. Pour l’instant, ça va. Je leur en veux, à qui ? Je les méprise, pourquoi ? Mes questions restent sans réponse et ma tête se vide. Je grince des dents, pourtant, le bruit me semble différent. Tout me file entre les doigts ; ce qu’il en reste en tout cas…

Oui, j’ignore.

Une ignorante qui cherche sa place, tout d’abord. La raison m’échappe, mais je veux me rendre là-bas. Probablement un caprice, rien d’intéressant. Pourtant, je sens un mouvement, comme une grimace. Ah ! Je comprends, n’est-ce pas ce qu’ils appellent un sourire ? Je me sens molle ; je rêve de ne faire qu’un avec la terre et le vent. Ce corps m’en empêche.

Souviens-toi.
Si tu te souviens, tu pourras les rejoindre.

Hélas, je suis complètement vide. Ou, plutôt, je ne sens que ma rage, ma frustration. Il n’y a rien de bon en moi. Finalement, un fil rouge passe en boucle dans ma tête. Eh, toi, là, dis-moi : qu’est-ce que c’est ? Mais l’Oiseau ne fait que s’envoler. J’essaie de le suivre, en vain.

Je m’éloigne à n’en plus voir que le sable. Je suis fatiguée. Combien de temps ai-je cherché à détruire ce qui n’existe pas ? Merde. Me voici attachée face à cette lune qui ne fait ressortir que le mauvais. Mes ailes sont bloquées, immobiles. Pourquoi ne m’emmènent-elles pas au-delà ? Mes pattes, elles non plus, ne bougent plus. Alors, je bois. C’est mon choix. Je regrette, j’ai mal. Arrête, ne déchire pas mes entrailles ! Ce n’est pas juste ; je vais les massacrer !

Qui, au juste ?

Depuis combien de temps, combien de mois suis-je emplâtrée ici ? Cette lune ne se couche jamais. Je ne comprends pas pourquoi certains la trouvent si belle. Qu’importe, je ne cherche plus à savoir quoi que ce soit. Abandonner n’est pas une si mauvaise idée, non ?

De mes ailes, il n’en reste que deux creux dans le dos. De mes pattes, je n’en suis pas sûre, est-ce des pieds ? Et ces mains… Je me tortille pour mieux observer les quelques plumes qui subsistent encore sur mon corps. De mes doigts maladroits et tremblants, je touche l’amas de plume sur ma tempe, une risette sur mes lippes nouvelles. C’est bon ; c’est fini. J’ai appris, j’ai contrôlé d’une manière ou d’une autre et, désormais, je dois cacher cette ire au fond de moi. C’est mon arme.

Depuis, j’explore. J’explore le monde des vivants, notamment, et j'apprends leur langue. Perchée sur ma branche - le Nihon Shoki entre mes mains - je ressens la naissance des sanguinaires, la détresse des peuples lorsqu’ils sont menés tout droit vers la destruction. Je comprends leur colère, je la ressens comme si elle était mienne. Mais, toujours, j’observe. Se soulèveront-ils, s’écraseront-ils, se cacheront-ils ?

Je vois le Japon se transformer sous mes yeux. Sur mon trajet, un chemin entouré d’une forêt, une construction rouge à l’entrée. Un torii, me raconte une vieille dame qui, dans sa main, tenait fort un ema. Si l’on écrit quelque chose dessus, qu’on l’accroche au portique du temple, notre vœu se réalisera ; c’est ce qu’elle m’explique, alors qu’elle me tend l’une de ces plaques en bois. Et, comme ça, elle me laisse là. Elle m’oubliera bien vite. Alors je pars, je reviens, jour après jour. Semaine après semaine. Mois après mois. Puis-je passer cette porte ? J’hésite, tout en cachant mes plumes au fond de ma capuche. Je fais des allers et des retours jusqu’à ce qu’une petite fille m’approche, pour finalement s’en aller avec ma plaque et ce sourire lumineux, me promettant de l’accrocher. Elle a pris mon plus beau sourire.

Vaguement, j’entends des nouvelles de la situation au Hueco Mundo lorsque je m’y rends, mais je me contente d’observer, de me préparer. Je ne veux pas m’immiscer ; qui sait ce qui pourrait en sortir ? Ils attaquent, subissent, s’écraseront ou se vengeront. Je traîne dans le coin, un moment, juste pour voir. Je suis toutes ces guerres de loin, tout en gardant un regard pour les humains. Pour le Hueco Mundo, aussi. Cependant, de plus en plus, je sens que cette situation ne me convient pas. Ma colère remonte, périodiquement. Je continue de la cacher, de mettre mes pièces en place. Et le trou à la place de mes ailes me fait toujours mal.

Nous sommes découverts, tout cela à cause de ces incapables ! Je ne suis même plus capable de reconnaître le paysage et, eux, fuient au lieu de se battre pour leur territoire. Soit, retournons donc dans nos vieilles ruines ! C’est la folie, ici, j’ignore ce qu’il se passe. Je ne parviens pas à obtenir d’informations tangibles. Ça m’agace, grandement. Au point que mes vieilles habitudes refont lentement surface. Comment osent-ils foutre un tel bordel ?! Sont-ils fous ou seulement bêtes ? Les clans ne sont-ils pas tous les mêmes ? Je chasse un long soupir, toujours sur ma branche.
L’observation a fait son temps, désormais, je dois commencer à passer à l’action. Tout n’est pas encore en place, mais j’ose espérer que cela ne saurait tarder. Tiens, et si j’essayais de participer à leur stupide tournoi ? Juste en faisant le nécessaire pour m’assurer une place. N’attirons pas trop l’attention ; je ne suis qu’une vieille Arrancar, retirée des affaires, lassée, parfois amusée. Je pique, gentiment.

Decima, je suis là. Jouons à la garderie, toi et moi.

J’ai besoin d’air, de revoir cette petite fille aux grands yeux noirs. De combien a-t-elle grandi à présent ? L’enthousiasme sur la face, j’emprunte Descorrer et la cherche de mon œil jaune.

Nulle part.

À la place, ce jeune garçon, avec ce que je pense être ses camarades, qui leur tend quelque chose avant de se prendre une claque. J’hausse un sourcil, adossée à mon arbre. Ils partent, le laissant sur le sol froid. Le froid, la boue ; cette sensation m’est désagréable. Je m’approche alors, lui tend une main.

— Tu sais, gamin, tu devrais pas te laisser faire comme ça. Ça te plaît tant que ça d’être sale ? Si tu penses que ce n’est pas juste, alors bats-toi et rends-leur au centuple.

Je pousse un nouveau soupir, donne une tape sur ma capuche ; j’ignore s’il a compris, mais je ne peux rien faire de plus. C’est un mensonge, je pourrais aisément agir à sa place, si je le voulais. Seulement, c’est sa justice. Il est encore là, il peut se rendre justice lui-même, et ce ne sont que des enfants.

Je l’entends crier, il tente de me rattraper et, moi, je disparais derrière mon arbre. Les Hommes m'oublient et je poursuis encore ce fil rouge qui, lui aussi, s’évanouit.

La justice n’existe que par la vengeance. Alors, tais-toi ou agis !