Start-Up Nation [PV Miyu]

Si la rencontre avec la Jack of Cups s’était bien passée ? Non, merdique. Et je pouvais être sûre que derrière, les lignes de rapport censées dépeindre notre petite entrevues étaient on ne peut plus péjoratives. De quoi déjà plomber l’ascension fulgurante que j’avais envisagé en rejoignant cette nouvelle organisation révolutionnaire. Avais-je eu tort de la jouer passif agressif avec cette femme ? Je sortais alors de longues années d’accoutumance au rang d’une business angel dont la routine se résumait en substance à challenger les startups en incubation chez nous.

Comme sponsor, je pouvais me permettre une manière de parler qui me plaçait au-dessus de mes interlocuteurs. Ils avaient besoin de moi. Quant à moi, j’avais une liste de candidats dans mes dossiers à ne plus savoir comment les trier. Bref, j’étais en position de force. Or, ici, c’était tout l’inverse. Je l’avais constaté à mes dépens. À ce titre, je prenais la mesure de ma bêtise. Tout ça parce que j’avais voulu mieux jauger l’autre connasse…

Enfin, il était inutile de trop me prendre la tête avec ça. Au final, je ne m’étais pas non plus totalement grillée. Ma supérieure possédait de gros défauts, mais quelques qualités tout de même me laissant dire qu’il ne serait pas impossible de travailler avec elle. Ce pourquoi je me laissais aller à quelques sessions de rush afin de terminer des prototypes qui me seraient fort utiles pour la mission à passer au sein du Hueco Mundo. Néanmoins, dans ma phase de préparation, une notification sur mon smartphone viendrait m’interrompre dans mes occupations.

– Putain qui vient me casser les couilles encore…

Des jurons adressés dans le vent. Car oui, pour le coup, j’avais préféré travailler en solo. Je ne m’étais pas encore suffisamment rapprochée des autres membres de la section pour sous-traiter les tâches les plus emmerdantes. Qu’une question de temps, me rassurais-je. Même si bon, rassurée, j’avais des raisons de ne plus trop l’être en lisant le contenu du message.

– Ah…

Matsui Junichiro. Soit, la grande tête des Cups. Le gars encore au-dessus d’Hanae. Et il souhaitait me voir. Ce qui ne présageait rien de bon. Était-ce la faute au rapport de l’autre dinde ? J’aurais aimé en lire le contenu… mais non, je restais dans le suspens. Et prenant mon mal en patience, j’avançais de là en ignorant à quelle sauce je serai mangée.

M’invitant dans le bureau du King, je dévoilerais l’apparence d’une jeune femme à la silhouette fluette, les cheveux longs de jais descendant jusqu’aux cuisses à l’instar de rideaux. Habillée d’un costume blanc sur-mesure avec une cravate enserrant mon col soigneusement disposé, je montrais que je pesais dans le game. Du moins, le pensais-je, jusqu’à ce que je constate l’aspect outrageusement luxueux des quartiers de ce Junichiro.

Moi-même, je serais impressionnée par ces étalages de richesse, même si je remarquais quelques excentricités de nature à me faire un peu tiquer. Enfin, clairement, cet homme n’était pas au même niveau qu’Ikeda. À ce titre, je l’identifiais immédiatement comme une menace beaucoup plus sérieuse, ce qui me forçait à la plus grande prudence. Arrivée devant lui, je le saluais en soignant la forme.

– En effet, la Jack of Cups s’est déjà occupée de mon intégration. Avec son assentiment, je participerai à la prochaine mission d’exploration au Hueco Mundo. Je lui en suis reconnaissante pour cela.

Étais-je hypocrite dans mon approche ? Plutôt deux fois qu’une. Autant s’épargner des erreurs de débutant, comme de persifler du venin sur les subordonnés directs du grand patron de la section scientifique.

– Serizawa Miyu, je suis également ravie de faire votre connaissance.

Lui serrant la main, je jaugeais déjà quel genre de poigne il aurait. Suivant la force qu’il investissait dans le geste ou bien l’orientation de sa main ou s’il tirait la mienne, allait la chercher ou autre… cela pouvait révéler de nombreuses choses sur la personnalité de mon interlocuteur. Puis, prenant place au niveau du fauteuil, je me remettais soudainement son nom à l’instant où il me fit la remarquer sur la familiarité que je lui inspirais. Matsui. Lui aussi était un grand nom parmi les grandes fortunes du Japon.

– Le monde de la finance est petit. Mais faut-il s’en étonner pour des projets aussi révolutionnaires que ceux portés par l’Ultima Necat ?

L’occasion de dessiner immédiatement la vision du King sur notre entreprise.

À sa poignée de main, je me figurais qu’il était le pire profil que j’aurais pu attendre d’un supérieur. Un calculateur de mon espèce. Le genre à faire de son masque une seconde peau naturelle, si bien que de son placement stratégique, il faisait revenir les oignons aux premières lueurs caramélisées. Si je ne faisais pas suffisamment attention, lesdits oignons, ce serait moi. Car oui, dans la mesure où il jouait le même jeu, il était le plus à même de me cerner. Ce qui le rendait particulièrement dangereux. Pour dire à quel point, contrairement à d’habitude, j’étais tendue, quand bien même je cherchais à le cacher. Quelque chose qui aurait pu se sentir subtilement à la force hésitante que je prêtais à ma propre poigne.

Assise sur ce fauteuil, je l’écoutais m’évoquer ses réserves. L’instant d’après, je devinais bien la teneur de son regard dans ce léger flottement mesuré. Il me jaugeait. Et si je cherchais à rester impassible, il était bien quelques signes infimes qui montraient ma nervosité. Rien à voir avec l’attitude que j’avais montré devant la Jack of Cups. Arrogante, sûre de moi, active. Ici, j’étais dans une passivité qui dénotait par rapport à mes habitudes.

Sa petite plaisanterie sur les Fullbringers artificiels ne passait d’ailleurs pas inaperçu à mon attention. Il ne devait pas ignorer par quels moyens j’avais rejoint l’Ultima Necat. Devais-je comprendre qu’il voyait d’un mauvais œil ces recrutements non conventionnels ? Qu’il me prêtait un archétype impropre à obtenir les résultats espérés ? À ce titre, son parallèle avec la Fondation Mémento n’était pas anodine. Les révolutions visées par l’organisation pouvaient être promues d’un côté comme de l’autre de la pièce. Je comprenais bien à ce niveau quel questionnement le travaillait.

Après tout, j’aurais parfaitement été en mesure de me porter simplement comme une actionnaire de la Fondation Mémento. Qu’allais-je faire à l’Ultima Necat ? Qu’espérais-je apporter de plus ? Les questions ne m’étaient pas directement posées qu’elles m’apparaissaient limpides. Au terme de son speech, je ferma un instant les paupières, recouvrant mon calme. Ce n’était pas comme si je rencontrais un tel profil pour la première fois. Alors autant éviter de défaillir pour si peu. Rouvrant les yeux, je me prêterais au jeu.

– Oh, oui. Même si je n’en ai pas l’air, j’ai fait une banalité l’exercice de sortir de ma zone de confort. Alors oui, je suis passée d’ingénieure à business angel. De quoi davantage me familiariser aux billets qu’aux nouvelles technologies. Mais je n’ai jamais perdu de vu la technique. Et si j’ai voulu déléguer à d’autres le soin de diriger les innovations dans quoi j’ai investi… celles-là à l’Ultima Necat… comment dire…

Sur le moment, je cherchais mes mots. À trop vouloir construire mon propos, j’en venais à le déconstruire malgré moi. De quoi me risquer à un blanc si je ne replaçais pas le focus dans mon esprit. Cesser de m’éparpiller.

– Je ne veux pas être qu’une main généreuse pour ces projets. Ceux-là, j’y crois plus qu’à tout autres. Et ces expériences, ces découvertes, ces avancées… je souhaite les vivre. Je souhaite me trouver aux premières loges. Je souhaite que nos actions se concrétisent, peu importe les efforts que ça demandera.

J’avais fait attention à corriger ces derniers mots en les formulant. Pour un peu, j’avais manqué de dire que je veillerai à la réalisation des projets de l’Ultima Necat, peu importe le prix à payer. Ce qui aurait révélé trop rapidement ma vision dangereusement radicale. À ce moment… j’eus un frisson. Et s’il n’en était pas dupe ? Et si Ikeda m’avait saigné dans son rapport ? Alors je ne pouvais pas avancer sereinement. Pour se faire, je devais savoir.

– Dites moi, puis-je savoir ce qu’on vous a dit sur moi ?

Je découvrais les mots qu’Ikeda avaient laissé de moi. Et pour être honnête ? Je me serais attendue à pire, bien pire. La Jack of Cups avait lissé la plupart de mes déclarations en vue de dessiner un portrait certes problématique mais pas plus que ça dérangeant. Pour le coup, j’étais à la fois surprise et pas du tout. Car à y regarder de plus près, ça ressemblait bien à son air de secrétaire protocolaire. Oh, j’allais pas m’en plaindre, ça non. Et limite, mon jugement s’adoucissait un peu envers ma plus proche supérieure. Avec ça, j’étais un peu plus sereine pour soutenir la suite de cet entretien.

– Non, ça ira, je vous remercie !

Je refusais le whisky pour plusieurs raisons. D’une, j’aimais rester en pleine possession de mes moyens. Car avec mon petit gabarit, autant dire que l’alcool pouvait rapidement faire des siennes. De deux, c’était trop fort pour moi et j’avais des goûts de princesse. Je préférais les petits cocktails sophistiqués réalisés par des professionnels certifiés plutôt que le quidam de base. De trois, je ne voulais pas le laisser endormir ma méfiance et refermer sa laisse autour de mon cou. J’en avais vu d’autres qui opéraient de telles stratégies « intimistes ». Je resterai donc parfaitement sobre pour la suite de l’échange !

Du reste, je voyais qu’il avait fait ses devoirs sur mon dossier. Il me le signifiait assez clairement. Et à ça, je lui répondais d’un semblable sourire entendu. Quand on avait les contacts et l’argent, pourquoi ne pas en abuser ? Je n’avais aucun problème à l’assumer. Et d’évidence, le King non plus. J’aurais été surprise du contraire, à vrai dire. Lui aussi puait l’opportunisme, après tout.

Au final, à mesure que progressait la conversation, j’étais rassurée. Car il ressemblait de plus en plus à ce que je connaissais. Et surtout, il n’avait pas d’armes contre moi. Ce dont je n’étais initialement pas sûre en me pointant ici. Il me faisait le topo sur mon rôle à mener. Ce que je devais garder à l’esprit pour avancer. Si je n’aurais pas le luxe d’être une simple scientifique ? Tristesse. J’allais être obligée de déléguer aux petits chinois de la cave les tâches emmerdantes de la science. Une réalisation qui me convenait très bien car court-circuitant directement le petit speech qu’Ikeda m’avait alors retourné. Ce dont je me priverais pas d’utiliser si elle devait trop m’emmerder.

– Oh, sur ça, je pense que nous sommes sur la même longueur d’onde.

Ajoutais-je rapidement pour éviter de le laisser parler tout seul trop longtemps. En ce qui concernait les préjugés sur nous, ça me laissait totalement indifférente. De toute manière, ça n’allait pas m’empêcher d’avoir mes propres préjugés sur les autres sections. Les singes pour les Swords et les stagiaires qui ramènent le café pour les Coins. Alors, qu’ils nous en retournent aussi, c’était de bonne guerre.

– Je pense que j’y survivrai, ne vous en faites pas !

J’étais une grande fille qui en avait vu d’autres. Et oui, j’étais lucide sur le rôle de chaque groupe au sein de l’organisation. À ma tête, ça se voyait. Ce qui ne m’empêchait pas de garder un air poli. Si j’avais peur de me salir les mains ? Pas vraiment. Mais que pouvais-je répondre à ça sauf à hocher positivement de la tête ?

– J’ai fait mes devoirs oui. Le bachotage, ça me connaît. Donc j’ai mémorisé de nombreuses notions, mais non, je n’ai pas encore fait l’expérience du réel. Et pour tout vous dire, je suis impatiente de rectifier le tir !

À présent que je jaugeais bien les attentes que mon vis-à-vis me portait, j’étais plus sereine. Ça montrait que je ne m’étais pas trompée dans mes choix. De quoi un peu me rassurer par rapport à l’entrevue avec la Jack qui voulait me transformer en rat de laboratoire.

– Je n’ai pas peur de donner de ma personne, si c’est votre inquiétude. J’ai rejoint l’Ultima Necat en connaissance de cause. Les risques, j’en ai déjà pris de nombreux dans ma vie. Et beaucoup d’entre eux ne faisaient pas miroiter d’aussi beaux retours sur investissement qu’ici. Alors, si je suis intimidée ? Si j’ai peur de ce qu’on dira de moi ? Si je crains de me salir les mains ? À d’autres, je ne suis plus une gamine.

Car si j’avais un reproche à adresser à mon King, c’était bien ce ton trop infantilisant à mon goût. Je me permettais donc de lui faire remarquer, plus ou moins subtilement. J’avais mon petit égo à moi, après tout.

– Pas plus qu’un rat de laboratoire, au passage.

Contrairement à votre Jack, étais-je tentée d’ajouter. Mais il était encore un peu tôt pour casser du sucre sur son dos. Plus tard, peut-être, parviendrais-je à soumettre au King l’observation que la nommée Hanae ferait une excellente subordonnée. La suite de la manœuvre, eh bien… n’était-elle pas assez évidente ?

– Et vous ? Cette expérience, vous l’avez ?

L’occasion de jauger un peu mon interlocuteur, à mon tour.

Non mais c’était quoi ce connard ? D’où il me parlait comme ça alors que j’avais pris sur moi de faire des efforts ? Si encore, j’avais glissé ou quoi… Mais c’était quoi cette putain de gratuité ? Moi ? Un cobaye ? Je n’avais rien obtenu que je n’avais pas choisi, payé. Alors oui, j’avais investi dans l’expérimental. Mais je n’étais pas à mettre sur le même pied d’égalité que les autres pouilleux qui s’étaient fait ferrer sans comprendre ce qui leur arrivait. Et cette condescendance de merde… Je devais en parler ? Quand il me sortit sa petite métaphore sur les livres scolaires, j’eus un tremblement dans mon sourire de nervosité. Je me contenais de toutes mes forces. Malgré ça, je m’efforçais de garder mon calme. Sauver les apparences.

Le plus insupportable dans tout ça ? Son petit air détaché. Comme s’il me donnait le prix d’un croissant dans la boulangerie du coin de la rue. Je voulais l’insulter. Laisser persifler mon venin. Faire tomber le masque. Hélas, je me trouvais dans cette position inconfortable faisant qu’il pouvait tout dire et moi, rien du tout. Pire que ça, je pressentais qu’il cherchait à m’énerver. Me faire sortir de mes gonds. Et quand il compléta les citations d’Ikeda, je fus confirmée à cette fin. Cette crevure… Il m’imaginait assez conne pour tomber dans son piège cousu de fil blanc ?

Dans le fil des brimades, je m’enleva les gants que je posais à côté de moi, avant de m’enfoncer dans le fauteuil, légèrement avachie, les mains dans les poches. De cette manière, je pouvais me saigner un doigt avec l’ongle. Dire d’évacuer ma rage sans rien retirer à l’aspect avenant de mon expression. Comme si rien de ce qu’il me disait ne m’atteignait. Quand bien même, intérieurement, je rêvais que sa tête explose et rougisse les murs. Petite merde…

Ah oui, être King permettait de discuter de mon égo et de mon caractère. Bien sûr. Ce que j’avais appris ne servait à rien, sauf à d’obscures affaires de méthodologie. Tu veux pas jouer au flic ? Bah change de boulot. Pauvre con. Alors quoi ? Il voulait le beurre et l’argent du beurre ? Il pensait qu’en m’humiliant de la sorte, j’allais devenir une subordonnée soumise ? Mais il se croyait au pays des licornes, en fait ? Ah ça, il pouvait ajouter la vaseline derrière. Me parler de mon enthousiasme. Faire passer la pilule. Je sentais encore le tranchant du verre pilé déboulé de nulle part…

Et si je pensais que le pire se trouvait derrière moi… il fallait qu’une apparition surgisse pour en rajouter une couche sans cette fois y mettre les formes. Juste, me cracher son mépris au visage. Me traiter de stagiaire. Que je m’écrase à la faveur des Grands. Et qu’avais-je à apprendre d’eux, exactement ? Comment coder avec le cul pour simuler la vulgarité d’une voix synthétique ? Pour en arriver à ça, je préférais encore jouer avec la voix robotique de google traduction. Ma tête à ce moment ? Les yeux ronds. Je bouillais de rage. Mais je souriais toujours. Seulement, cette fois, la crispation sur mes traits était franchement visible. J’arrivais au bout de ma patience. Quand bien même, je me tus malgré tout.

Pourquoi devais-je endurer ça, au juste ? Qu’avais-je fait pour mériter ça ? Était-ce Ikeda qui avait encouragé cela ?

– Ah ça oui, on voit qu’elle n’est pas finie, votre « Iya ». Non mais sérieusement…

Si j’avais pris la peine de saluer la susmentionnée au moment des présentations improvisées ? Non. Et puis quoi encore ? Ils voulaient pas une petite tisane en prime avec du sucre et des gaufres ? Lorsqu’il m’évoqua ses origines ainsi que sa looongue expérience, mon attitude était on ne peut plus caustique. Il fallait dire que je m’étais contenue depuis assez longtemps.

– Votre page Wikipedia ?

Une information qui ne tomba pas dans l’arrière d’une sourde. Sortant mon smartphone de mes affaires, je laissais visible ma main légèrement saignante. En parallèle, je consultais ladite page pour suggérer à la page des informations bien entendu non vérifiées, sans source, sur le parcours du principal intéressé. On pouvait y lire des affaires sordides d’alcoolisme, d’affaires louches avec de jeunes étudiantes mineures et autres joyeusetés qui seraient virées dans la semaine avec le passage d’un modérateur.

– Très intéressante votre page. J’en apprends beaucoup sur vous. Un vrai prodige. Autodidacte. Et je lis que vous êtes l’homme à qui on doit les Jeux olympiques d’hiver qui passent en ce moment à la télé. Vous m’épatez. Je suis conquise.

Le ton désagréable, j’en étais pourtant encore au stade de faire des efforts. Alors oui, il y avait le sarcasme. Les hyperboles qui n’étaient même plus au stade de l’hypocrisie tellement mon ironie était évidente. Rangeant mon portable dans mes affaires, je remettais les mains dans les poches, le regard ailleurs. Si je faisais la tête ? Carrément. Étais-je puérile ? Mais totalement. Et qu’est-ce que ça pouvait foutre ?

– J’ai grande hâte que vous me fassiez des leçons d’humilité. C’est d’évidence le mot qui vous définit le mieux. Ah, non, pardon. Je devrais aussi dire « inspiré ». À l’image du nom donné à votre IA. Très réussie au passage ! Si l’objectif était d’incarner l’intelligence de Twitter chez les 12-18, c'est du génie ! C’était bien ça votre projet, hein ?

Puis, impertinente, de ficher mon regard dans celui de mon interlocuteur.

– Rassurez-moi, ce n’est qu’un prototype foireux, pas vrai ? Vous m’avez pas fait la démonstration de votre spécialité, n’est-ce-pas ?

... Eh merde, j'étais finalement tombée dans le piège ?

Je jetais un regard condescendant sur l’IA qui se prenait de s’emporter à la suite de mes observations. Comme si j’allais accorder la plus petite importance à la « répartie » de ce bout de programme dont la base de données n’était certainement alimentée que par les entrées des trolls prépubères sur les réseaux sociaux. En revanche, la remarque du King me fit dévier mon regard mauvais sur le côté. Qui s’y frotte s’y pique. Devais-je vraiment me justifier de ne pas le laisser me parler comme une merde sur le prétexte qu’il était plus avancé que moi dans la hiérarchie ?

La supériorité était une matière relative. D’autant plus quand je m’invitais dans le jeu. Ceci dit, j’étais pas non plus idiote. J’avais bien compris que j’étais tombé dans son piège cousu de fil blanc. À ce titre, il devait être bien fier de lui. Mais test ou pas, j’avais passé l’âge des évaluations foireuses. Qui était-il pour me juger, de toute manière ? D’une œillade, je voyais bien qu’il ne devait pas être beaucoup plus vieux que moi. Un morveux donc, qui se prenait de me faire la leçon.

À mon attitude, on pouvait se demander si je l’écoutais. Quelques fois, je sortais mon téléphone comme pour consulter mes messages avant de le regarder de longues secondes avec des yeux sans lueur, comme si mon intérêt mourrait au fil des secondes. Bien sûr, je ne pousserai pas les provocations jusqu’à lui bâiller au visage, mais on n’en était pas loin.

Il voulait que ça file droit chez les Cups ? J’arquais un sourcil devant son petit numéro censé dépeindre le King of Swords. Non mais, on était où là ? Je devais être intimidée, là ? Quelle blague… Des ennemis, j’en avais déjà à ne plus savoir qu’en foutre. Et c’était pas près de s’arrêter. Au fond, je n’étais pas venue ici pour me faire des amis. Alors à d’autres ces leçons de moral… Levant les yeux au ciel, je préférais ne pas relever plus la pique visant mes anciennes activités. Il avait lu mon dossier. Et alors ? Je devais lui donner une image avec les encouragements de la maîtresse en plus de ça ?

– Non, sans rancune.

Lui rétorquais-je avec mon sourire faux. À quoi bon réagir davantage, sauf à lui donner plus d’importance qu’il n’en méritait ? Il voulait avoir le dernier mot ? Très bien. J’allais pas pousser le vice plus loin. De quoi justifier que je ne m’étende pas des heures sur la diatribe qu’il venait de me servir. Avais-je l’air de me remettre en question ? Pas le moins du monde.

– Je saurai m’en souvenir. Pour avoir discuté avec la Jack, je sais qu’elle est très capable sur le plan technique. Je suis convaincue que son accompagnement sera des plus enrichissants.

Si j’en faisais trop ? Oui. À la vérité, je n’attendais pas grand-chose de ma première supérieure, même si je lui reconnaissais effectivement des compétences scientifiques indéniables. Si je l’acceptais comme une dirigeante pour autant ? Pas tant que ça. Peut-être un peu plus que le King devant moi. S’il m’avait réellement intimidé au début, désormais, il était presque visible que je le prenais de haut.

– Un projet ?

Même s’il me revenait pas, je demeurais tout de même un peu intriguée par l’invitation reportée à l’après Hueco Mundo. J’étais une mauvaise tête, mais je savais discuter affaire quand c’était nécessaire.

Pour la tournure que venait d’emprunter brutalement la conversation, je ne serais pas surprise d’être attendue au tournant eu égard la mission que j’allais suivre au Hueco Mundo. La Jack of Cups déjà m’avait bien fait sentir que mes performances seraient évaluées par ses soins. Cette réalité se voyait appuyée des mots du King. Soit, une situation on ne peut plus inconfortable. Mais étais-je nerveuse pour autant ? Bien au contraire, j’étais stimulée. D’évidence, je travaillais mieux sous la pression. Autrement, mon caractère ne serait pas si conflictuel.

Quoiqu’il en soit, l’enjeu était de taille, car si je me révélais ne pas être à la hauteur, alors je serai reconduite de ma position avec des répercussions infructueuses suivant le prisme de mes ambitions. Devant la menace, je restais impassible. Vu sous un autre angle, j’étais calmée. Mon interlocuteur pouvait se donner ce mérite. Je ne l’aimais pas. Mais je n’allais pas pour autant remettre en question son autorité. Sa place, il ne l’avait pas volé.

La perspective qui me voyait le plus m’embêter ? Celle d’être réaffectée aux Coins. Alors oui, je possédais quelques qualités m’y prêtant bien. Cependant, pour être passée de l’autre côté, je savais comme l’information y circulant s’avérait souvent trompeuse, dénaturée par des filtres politiques utiles à perdre les différents joueurs sur un immense échiquier. La réalité de la connaissance se trouvait sur le terrain. Là où se jouait en première ligne l’innovation. Ce pourquoi, malgré mon statut, j’avais toujours souhaité garder un pied au plus près des scientifiques et ingénieurs.

– Je ne suis pas venue chez les Cups pour la forme.

Me contentais-je d’exprimer à demi-mots, visiblement peu encline à suivre l’idée de l’argenté. En tous les cas, sa petite stratégie faisait mouche. Je prenais connaissance de mes objectifs ainsi que de mes limites. Les règles posées, je pourrai à l’avenir en jouer afin de sortir du lot. Car c’était bien là l’objectif in fine, d’avancer. En définitive, j’acquiesçais tandis qu’il reporta à plus tard la transmission de son cahier des charges. Si j’avais des questions ?

– Quelles sont vos limites à vous ?

Autant clarifier les choses, tant qu’à faire. Bien sûr, j’aimais couramment jouer avec cette limite, sur la crête. Cependant, je sentais qu’avec certains individus, il importait d’user un peu de parcimonie.

– Les autres s’entendent mal avec moi. Je ne suis pas aveugle.

Avais-je l’air de me remettre en question pour autant ? Pas du tout. Le problème, c’était les autres. Mais j’étais prête à m’accommoder de caprices qui n’étaient pas forcément les miens, quand bien même, je les jugeais secondaires.

– Mais ça ne veut pas dire que je cherche particulièrement à faire mal. C’est juste que j’ai arrêté depuis bien longtemps de me voiler la face, contrairement à vous autres.

J’englobais l’Autre dans un même sac. Comme s’il n’y avait dans ce monde que deux groupes bien distincts : moi et le reste.

– Ce que je veux dire par là, c’est que même si ça n’en a pas l’air, j’ai l’intention de faire des efforts. J’en fais déjà, d’ailleurs.

Difficile à croire, hein ?