Harmonie nocturne [PV Miwa]

L'avantage, avec sa promotion, c'est que Yoru a obtenu l'accès à des archives auxquelles elle n'avait jusqu'à présent pas vraiment droit de toucher. Sa position de Commandante en second avait beau lui conférer une autorité certaine sur l'organisation qu'elle représente, faute de plus haut gradé disponible (son prédécesseur siégeant désormais au Conseil militaire), tous les secrets réservés à l'élite du Gotei n'étaient pas forcément à sa disposition.

Mais désormais, les choses ont changé.

Pour quelqu'un dont l'obsession pour l'art du Kidō a défini la voie qu'elle a fini par emprunter, ces documents sont une véritable mine d'or. Voilà pourquoi Yoru en embarque régulièrement une partie dans son bureau, et les épluche avec attention, y piochant les informations qui l'intéressent le plus. Prendre connaissance de l'entièreté des archives durerait des années - des décennies, même; après tout, on y trouve la sagesse commune de siècles de maîtres du Kidō -, mais elle sait exactement quels sujets elle désire consulter.

Son rêve n'est pas mort. Un Hadō n°100, auquel il manque toujours une pièce importante. Elle en connaît déjà la forme, et peut en exécuter les différentes parties de façon séparée, mais les lier ensemble... voilà le souci, l'élément qui lui échappe. Si elle pouvait simplement tomber sur une étude poussée du Bakudō n°99, ce sort en deux parties très complexe à maîtriser, pour comprendre ce qui permet d'en faire un tout cohérent...

Plongée dans sa lecture, elle ne lève pas la tête lorsque s'ouvre la porte de son bureau. Elle n'est pas femme à se formaliser lorsqu'on vient la "déranger" ainsi; en général, on évite de venir quérir son aide ou son opinion en dehors des sujets ayant un minimum d'importance, alors elle se doute du caractère un tant soit peu urgent de cette intrusion. Pas de quoi, cependant, l'empêcher de remettre sa lecture sous scellés le temps que le nouvel arrivant expose les raisons de sa présence, le caractère confidentiel de la paperasse l'empêchant de la laisser sous le nez de n'importe qui.

Elle se détourne donc, dos à la porte, finissant sa page en diagonale tandis qu'elle se dirige vers un tiroir où placer les documents hors des regards indiscrets.


- Bonjour. Je suis Hana Miwa. Votre nouvelle Troisième siège. Je compte bien tout mettre en oeuvre pour vous aider à partir de ce jour.


À dire vrai, elle a à peine écouté les dernières phrases. Son cerveau s'est comme figé lorsqu'elle a entendu le nom de l'arrivante.

Elle fait volte-face, scrute son visage.

C'est bien elle.

Un pas en avant. Deux. Au troisième, Yoru lâche tout bonnement la pile de documents, qui tombe à terre avec un bruit sec. Elle ne contourne même pas le bureau qui se dresse en plein milieu de la pièce, et se contente de passer par le chemin le plus court en glissant directement par-dessus, envoyant voler les affaires qui s'y trouvent.

Encore quelques pas, et la voilà à portée de sa nouvelle subordonnée. Sans s'arrêter, elle ouvre les bras et la fauche presque au vol, la serrant contre elle dans une étreinte désarmante de spontanéité et de sincérité. Elle demeure ainsi quelques secondes, avant de la lâcher doucement, la fixant juste d'un air idiot sans pouvoir trouver ses mots.


- Tu... Qu'est-ce que...


Encore une seconde pour reprendre ses esprits.


- T'es pas morte?... Il restait plus personne, après la guerre. Plus aucune d'entre nous en service. J'ai cherché. Alors comment...?


La question s'étouffe dans sa gorge, alors que monte l'émotion. Elle qui est pourtant toujours si stoïque, si nonchalante... Voilà qu'elle doit porter une main à ses yeux, remontant ses lunettes teintées sur son front pour se redonner une certaine contenance.

Comment est-elle vivante?

Les bras ballants, elle fut littéralement paralysée par l'image de cette femme qui fonçait vers elle. Ce visage. Cette démarche. Il n'y avait aucun doute possible : il s'agissait de son amie, la plus ancienne. La seule survivante d'une époque lointaine et heureuse. Yane Yoru. Qui aujourd'hui semblait non seulement être sortie de prison mais qui en plus était la Commandante en chef du Kidōshū.

L'impact la repoussa quelques pas en arrière mais elle se ressaisit rapidement, passant ses propres bras autour du cou de la jeune femme. Sans qu'elle ne le veuille réellement, des larmes perlèrent, roulant le long de ses joues pour s'écraser sur son amie. Elles se retrouvaient enfin. Après tant de temps. Tant d'épreuves. Rêvait-elle encore ? En réalité, elle se posa la question. Mais ses doutes furent balayés lorsque ses yeux plongèrent dans ceux de Yoru.

Aux questions, elle répondit d'abord par un sourire timide. Comment ? Elle-même se le demandait en réalité. Par chance, tout simplement. Une chance telle qu'elle avait été blessé mais sauvé par les meilleurs médecins de la Quatrième division. Elle releva de nouveau son bras, main ouverte, pour frôler le bras de son amie. Oui. Elle était bien là.

- C'est que j'ai bien failli mourir, en réalité. La dernière guerre a failli avoir raison de moi. Mais ils m'ont sauvés. Ces six dernières années, j'étais dans le coma. Dans les quartiers des grands convalescents. Je ne sais pas exactement comment j'ai pu survivre à tout ça. Aux disparitions. A mes blessures...

Son regard se baissa vers le sol mais ne resta pas longtemps ainsi. Miwa était une femme forte en dépit des apparences. Et si le visage de son amie l'avait troublé, elle reprenait contenance. Pourquoi être triste alors que la vie lui offrait un tel cadeau ?

- Mais je me suis réveillée. Et me voilà.

Oui, là voilà. Mais une question lui brûlait les lèvres alors qu'elle ne parvenait plus à détourner ses yeux du visage de la Commandante en chef.

- Mais toi ? Comment ? Pourquoi ? A la suite des événements qui ont conduits à ton arrestation, j'ai perdu tout espoir de te revoir un jour. C'était comme une condamnation à mort. Aucun moyen de te voir. De savoir comment tu allais. Et le regard des autres...

Mais ce n'était pas le moment de parler de cela. Elle lui en avait voulu elle même d'ailleurs. De ne pas l'avoir écouté. De n'en avoir fait qu'à sa tête en dépit des conseils prodigués.

- Elles sont toutes mortes, tu sais. Sans exception. Mais tu es là maintenant.

Et elle ne la lâcherait plus.

Le quartier des grands convalescents. Un endroit à l'écart, situé au fin fond des bâtiments de la Division des soigneurs, et qu'on ne peut visiter sans une excellente raison. Pas étonnant, donc, que Yoru n'ait jamais eu vent de la présence de son amie là-bas. Quant à vérifier les registres de la Troisième division... eh bien, à l'époque, elle n'a pu qu'obtenir la confirmation que Miwa ne s'y trouvait plus en service, et n'a pas jugé utile d'insister. Tout ça parce qu'elle ne voulait pas obtenir de détails sur les circonstances du présumé décès.

Le temps de se remettre de ses émotions, elle continue d'écouter. C'est Miwa elle-même qui lui confirme - s'il y avait lieu de remettre en question les disparitions des autres membres de leur petit groupe d'amies, au vu des événements du jour - qu'il s'agit, parmi les connaissances de longue date de Yoru, de la seule survivante. Une judicieuse précision, qui évite à la brune de se faire des idées.

Une ombre passe sur son visage. Elle a déjà fait son deuil. Certaines choses doivent rester enterrées là où elles ont été abandonnées.


- Mille deux cent soixante-huit.


Elle laisse le nombre flotter en l'air. Bien qu'intangible, il occupe pourtant tout l'espace entre elles.


- Je m'en souviendrai toujours. C'est le nombre d'années que je devais passer à la Prison Centrale, là où on m'a collée après... l'incident. Il devrait m'en rester 1207 à tirer. Même pas soixante subies là-bas, et je sais déjà plus comment j'ai tenu bon. T'as pas idée de ce que c'est. Les années se suivent et se ressemblent toutes.


Une pause. Un mensonge. Elle se souvient très bien de ce qui l'a aidée : focaliser son esprit sur la théorie du Kidō, pour se donner de quoi oublier le reste - la solitude, la peur, la tristesse.

La rancœur.

On ne l'aurait pas laissée sortir, autrement.

Mais évoquer cette obsession serait malvenu, vu le contexte. D'un air distrait, elle tourne la tête vers la pile de papiers jonchant le sol, de l'autre côté de son bureau. Juste avant l'arrivée de Miwa, elle était justement en train d'approfondir ses connaissances, de trouver un moyen de combler ses lacunes, pour enfin atteindre son objectif de toujours... Qu'en dirait son amie en apprenant qu'elle n'a pas tourné la page, en dépit du fossé creusé entre elles à cause de ce rêve un peu absurde?

Elle reprend, chassant ces pensées. Elle trouvera un moyen de lui en parler - mais plus tard.


- Après les deux guerres successives que j'ai pas pu connaître, le Seireitei était sur les rotules. Alors il a fallu trouver des gens pour reprendre le flambeau. Des gens qualifiés, quitte à aller les piocher parmi les condamnés. Je sais ce que je vaux, et c'est ce qui m'a sauvée... On m'a collée ici, au grade inférieur - juste assez haut pour écoper des responsabilités, juste assez bas pour m'interdire les pouvoirs qui vont de pair. Maintenant que le Kidōshū est placé sous la coupe du Conseil Militaire au même titre que les autres institutions du Gotei, j'ai œuvré pour normaliser notre présence et nous rapprocher du reste des Divisions. Il faut croire que mon boulot a fini par être remarqué, puisque j'ai enfin succédé officiellement à l'ex-Commandant en Chef Yamashita, y a quelques mois.


Nouvelle pause. Demi-vérité, cette fois. Si elle ne mentionne pas les circonstances plus que mystérieuses ayant mené à cette promotion, elle s'interdit de penser qu'elle n'a pas mérité cet honneur, n'ayant pas lésiné sur les efforts pour donner toutes les raisons au Conseil Militaire de lui accorder sa confiance.

Ses yeux se perdent dans le vague.


- J'ai rencontré des gens, ces dernières années. Des tas de gens. Au début, mes subordonnés me regardaient comme si j'allais leur sauter à la gorge. La Division de la Justice et les forces spéciales n'ont toujours aucune confiance en moi. Les autres n'avaient généralement pas envie de nouer des liens avec une ex-criminelle. Alors j'ai essayé de compenser, de montrer que je suis pas que ça. J'ai repris l'Association des Femmes Shinigami pour faire des rencontres. Je me suis rendue accessible pour casser la distance qui s'installe avec la hiérarchie. Mais malgré tout ça...


Sa voix se brise, et elle marque une nouvelle pause, secouant doucement la tête.


- Je suis... seule. Presque autant que quand j'étais dans ma cellule, à la Prison Centrale. En six ans, j'ai voulu apprendre à m'en foutre, mais j'ai juste appris à faire semblant. Je l'ai compris à l'instant où t'as mis les pieds ici.


Elle plante un regard humide dans celui de l'autre Nécromancienne.


- Parce que maintenant je vois la différence.


À nouveau au bord des larmes, elle pousse un long soupir et fait volte-face, contournant cette fois proprement son bureau pour se saisir du siège qui trône de l'autre côté. Elle soulève le meuble et vient le poser face à celui habituellement réservé aux invités, qu'elle indique à Miwa d'un signe de main avant de s'asseoir elle-même. Pas question de laisser une grosse table casser l'espace qui les sépare et donner à ces retrouvailles un air d'entretien formel. Il est temps de changer de sujet avant de fondre en larmes.


- Voilà, je crois que t'as l'essentiel... Mais raconte-moi plutôt comment tu t'en tires de ton côté. Tu vas pouvoir tenir, si tu reprends du service? Et... pourquoi ici, au Kidōshū, après ta carrière sur le terrain?


Techniquement, ce n'est pas un mal : ses missions seront sûrement moins mouvementées ici que dans son ancienne Division, lui permettant de se faire plus paisiblement à ce retour dans la vie active. La dernière chose que voudrait Yoru serait d'exposer sciemment Miwa au danger après ce qu'elle a apparemment dû traverser.

Les yeux plongés dans ceux de son amie, elle buvait ses paroles. Ecoutait sans réagir, réservant ses questions à plus tard. Miwa était une femme réfléchie par nature. Elle emmagasinait les informations, savait comment et quand s'en servir pour que cela soit le plus efficace possible. Comme si elle les rangeait dans des cases mentales finalement. Mais ici, même si elle agissait de même, l'affection qu'elle portait à cette femme troublait ses habitudes.

Elle eut néanmoins un sourire lorsqu'elle évoqua l'Association des femmes Shinigami. La voir évoluer dans un tel environnement avait de quoi la faire rire puisqu'elle la connaissait. Seulement les raisons qui justifiaient une telle lubie, elles, n'avaient évidemment rien de drôles. Se sentir seule. Elle ne pouvait pas dire qu'elle savait ce que cela faisait. Elle avait toujours été entouré jusqu'à la disparition des autres. Contrairement à Yoru, elle n'avait pas été enfermé loin de tout. Quant à son coma, elle ne pouvait dire qu'elle avait souffert de la solitude puisqu'elle n'en avait aucun réel souvenir.

Finalement, elle comprenait les raisons qui avaient poussés le Gotei à la libérer. Les pertes avaient été trop nombreuses. Elle en avait déjà eu écho évidemment. Elle n'oublierait sans doute jamais sa dernière bataille. Ces pertes. Un véritable enfer. Yoru en avait profité. Et était finalement parvenue à se hisser à la tête de cette division. Elle voulu oser. Poser cette question. Ces recherches... Etaient-elles toujours en cours ? Elle connaissait la détermination de cette femme. Son intelligence. Et elle était têtue. Mais elle ne souhaitait pas savoir. Pas encore. Pas de suite.

- Tu es à ta place ici. Je suis heureuse de constater que tu ne t'es pas laissée envahir par ce doute et que tu t'en es servie pour te hisser à ce grade si prestigieux. Je suis fière de toi, Yoru.

Elle était sa responsable. Désormais, elle devrait obéir au strict protocole du Gotei. Mais ici, en ce lieu, en cet instant, cela ne comptait pas. Elle eut même un sourire.

- Cela me fera bizarre de t'appeler "Taichō". Mais j'ai hâte.

La question lui était retournée. Et elle ? La réponse était d'une simplicité enfantine. En un sens, si elle avait accepté cette "promotion", c'était aussi grâce à elle. Elle se tût un instant. Se releva et de la main, souleva sa veste, dévoilant une partie de son dos. La chair était clairement marquée. Les cicatrices étaient nombreuses, preuve que les blessures avaient été terribles. Elle laissa retomber la veste. Seulement dans son regard, seule sa détermination apparaissait.

- Mes blessures sont guéries même si je garderai ces stigmates. Reprendre du service me paraissait indispensable, ne serait-ce que pour nos soeurs qui sont mortes. Notre mission est trop importante.

Là dessus, elle n'avait pas changé. Elle se savait plus "extrême" que son amie à ce sujet. Cela avait d'ailleurs été l'un des moteurs de leur dispute sur le sujet des Kidō expérimentaux. Elle regarda ses mains, alors qu'elle se rasseyait.

- Je pense que mon corps peut tenir, oui. Malheureusement, je sais que j'ai perdu quelque chose avec la dernière Guerre. Je ne suis plus comme avant. Une partie de ma force semble comme bridée. Comme si je n'arrivais plus à faire les mêmes choses que par le passé. Heureusement, mes connaissances sont indemnes et je suppose qu'il me faudra simplement du temps pour me réapproprier mon corps.

Du temps. Pragmatique, elle ne s'en souciait pas. Elle en avait à revendre, de ce précieux temps. Ne serait-ce que pour celles et ceux qui n'en avaient plus.

- On est venu vers moi pour le Kidōshū. Mes connaissances semblent avoir attirées l'attention et certains ont estimés que je serai plus à ma place ici qu'ailleurs. De plus, je ne me voyais pas retourner auprès de mon ancienne division. Je... J'ai été gravement blessée au cours des deux dernières grandes batailles. Je me dis que je ne suis sans doute pas la personne idéale pour servir à ce poste... Et puis je me suis dit que ce serait un bel hommage pour toi. Même si je ne savais pas où tu en étais.

Un hommage à une soeur. Une fidèle amie. Qu'elle avait trahi par le passé car elle n'était pas en phase avec ses expérimentations. Elle ne regrettait pas forcément, sachant qu'elle avait eu raison. Mais avec ce qu'elle savait aujourd'hui, avec ce qu'elle avait vécu ces années durant, sans doute qu'elle avait elle aussi un peu évoluée.

- Mais je t'en prie. Ne me ménage pas pour autant. Ne me donne pas l'impression que je suis faible. J'ai besoin d'avancer. Et avec toi à mes côtés, j'ai désormais une raison supplémentaire de donner le meilleur de moi-même. De faire ta fierté.

Il était logique de penser qu'elle puisse vouloir la protéger. La préserver. Mais Miwa n'avait désormais qu'une obsession. Récupérer sa force d'antan. Et aider Yoru, quoi qu'elle décide. Ou presque. Elle avait peur néanmoins. Peur de s'apercevoir qu'elle n'était finalement qu'un boulet pour les autres. Son regard se posa sur le sol. Un court instant. Avant de se souvenir de qui elle était vraiment. Lorsqu'elle redressa le regard, les doutes avaient disparus. Un simple sourire apparut. Celui d'une femme sûre d'elle. Elle y arriverait.