Entretien d'embauche

Après sa rencontre avec son Maître, la Chenille s'apprêtait à quitter cette terre disgracieuse pour sa forêt tant chérie. Elle réfléchissait aux conséquences du Rêve de ce dernier. Tout cela était magnifique. Rampant sur le sable, elle sentit quelque chose se glisser sous elle. Ce n'était pas du sable mais... du papier ? Farasha n'en croyait pas ses yeux. Il n'en avait pas vu depuis son départ du monde mortel. Levant le papier, il vit une sorte de flyer comme on avait pu en voir dans les lieux malfamés de Tokyo.


Interloqué, Farasha relut à trois reprises le flyer. Car oui, c'en était un. Qui avait eu l'idée folle de construire un lieu de plaisir dans ce monde sinistre ? Il retourna le papier dans tous les sens afin de sentir une odeur. Cette dernière était lunaire, envoûtante et complexe. Il n'avait jamais senti cela. Après avoir étudier le parfum de Borick, ainsi que d'autres puissances de ce monde, il savait que celle qui avait cette fragrance pouvait être intéressante. Le malheur était que le flyer ne permettait pas d'analyser clairement son substrat. Il était toujours dangereux de jouer avec ces Forces destructrice, Borick l'avait déjà mis en garde mais Farasha devait comprendre cette nouvelle essence chimérique.

Toutefois, c'était une invitation. Farasha se demandait si c'était un piège grossier ou non. Sa réponse alla vers le non. Qui aurait été à faire un piège de la sorte ? Alors qu'il continuait de marcher en réfléchissant, il vit un second flyer collé contre un mur. La Chenille exprima un gros "War" en voyant tout cela. Elle se glissa alors sur le sol afin de connaître la personne responsable de tout ceci. Un large bâtiment se dessina à l'horizon, entre les ruines brisées par endroits.

Farasha entra alors et vit que d'énormes travaux étaient encore en cours. Tout cela n'était donc pas une farce. Se grattant le masque, il prit la parole fort timidement.

- Désolé d'importuner les nobles seigneurs de cette maisonnée, mais, je me demandais si vous ne cherchiez pas du personnel de temps en temps ?

Spoiler:

Ce soir le Bistro pouvait compter sur la présence de plusieurs habitués, des spécimens un peu brutes de décoffrage mais de formidables poches sans fond avant tout. Ils sont toujours installés sur les tables du fond là où la lumière est relativement ténue histoire que le reste de la clientèle ne soit pas tentée de vouloir leur chercher des ennuis.

La dernière fois qu'un écart de conduite s'était produit dans le bar, Matryona avait manqué réduire l'édifice en un amas de débris. Ce qui explique probablement pourquoi il reste encore quelques endroits en travaux. Le sang et les viscères, ça a tendance à facilement s'incruster dans les murs.

L'escadrille de chérubins diaboliques vaquait à ses occupations également sous l'œil non moins aveugle mais attentif de leur mère qui veillait au grain tout en tenant le comptoir. Ce qui lui manquait cruellement, c'est une âme avec qui converser entre deux services. Refaire le monde avec ses propres enfants revient à se parler soi-même, ce qui ne fait aucun sens.

C'est alors que le destin sembla répondre à ses prières puisque le rideau de perles se souleva soudainement. Au départ elle crut à une bourrasque de vent, mais Lola lui fit signe de se pencher et en effet une curieuse créature venait de faire son entrée. Chétive, d'apparence insectoide. Pensant avoir à faire avec une des nombreuses vermines primitives peuplant ce monde Matryona s'apprêtait déjà à lui lancer son wakisashi en plein milieu du front lorsque la chose se mit à formuler une demande. Contre toute attente.

- Seigneurs ? Plutôt saigneurs ouais ! Non mais regardez moi c'truc on dirait un asticot !

- C'est vraiment pas très sympa. Je sens déjà la tristesse poindre, bravo...

- En voilà des manières ! Pardonnez-le, il a la langue bien trop pendu. Je m'étonne même qu'il ne se soit pas encore fait emplâtrer dans le mur par un client.

Damian jette un regard assassin à Vinny, qui se contente de lui présenter son arrière train en guise de réponse avant de foncer au niveau des traverse pour aller y grogner tout son saoul. Matryona assiste à la scène avec une moue désintéressée comme à son habitude, absente, les yeux éteints. Après un instant, comme un automate, elle se retourne vers le comptoir et se met à l'astiquer en s'aidant d'un chiffon. L'Alpha quitte ses épaule, s'envole vers la créature et descend au niveau de son museau pour lui planter ses deux pépites d'or dans le fond des yeux, et lui adresser un sourire enfantin.

- Du personnel tu dis ? On a toujours besoin de monde par ici, faut que l'endroit devienne un peu la distraction du coin, tu vois. C'est quoi ton truc ? Tu dois être un peu limité, ave ce vulgaire costume de chenille non ?

La remarque se veut volontairement acide, mais pas trop outrancière. Il ne fait qu'énoncer des évidences après tout.

Apeurée, pendant deux secondes, la Chenille avait eu l'envie de partir de ce lieu sans discuter. Sauf que le possibilité d'être chasser et d'être la proie d'un de ces "petits anges" la calma rapidement. Comment agir ? Que dire ? Farasha avait quelques réponses mais il était compliqué de comprendre les "Puissances" de ce monde.

Son regard se posa sur l'assemblée réunie ici. Il ne savait pas quoi faire quand un autre chérubin s'adressa à lui avec plus d'empathie. Un espoir. Une branche sur lequel il pouvait s'attacher afin de ne pas perdre la raison. Il se reprit et écouta avec attention les mots qu'on lui adressait. Il les étudiait de la même manière que ses fragrances, c'était une question de vie ou de mort pour lui.

- Farasha est notre nom. Nous sommes le parfumeur de la forêt. Nous jouons aussi de la musique. Nos bras peuvent faire plusieurs choses en même temps. Regardant du coin de l'œil le tout rouge qui tâche, il veilla à ne pas être dans sa direction immédiate. Il fit alors un pas de côté dans ce but. Nous avons décidé de rester ainsi. C'est notre choix. Nous avons aussi du tabac spécial que nous pouvons créer, à partir d'âmes venant du monde mortel.

Il ne voulait pas lui mentir. Le visage fixe, le Hollow avait actuellement l'esprit au garde à vous et était prêt à marcher à genou afin de survivre. Sa condition demandait d'accepter ce supplice, c'était la loi du plus fort face au plus faible. Un baiser sur la joue pouvait être une condamnation à mort.

- Pardonnez notre impudence mais nous ne connaissons pas votre nom.

La demande fut annoncée doucement, comme un petit chuchotis. De l'autre côté du comptoir, il avait repéré celle qui devait être la mère des angelots. Pour l'instant, cette dernière n'avait pas daigné lui prêter attention, vrai qu'il était futile pour elle. Il n'était que de l'argile entre des mains d'acier. Farasha attendit donc la réponse avec une certaine appréhension.

Spoiler:

La créature se redresse et expose sa requête. Enfin quelqu'un qui propose ses services, une aubaine inattendue après des années de gérance seule au milieu des ruines. Certes il est toujours possible de compter sur la présence d'habitués et d'amis, bien que ce dernier terme ne soit pas totalement approprié. Malheureusement Matryona ne peut continuer à remplir seule toutes les fonctions.

L'ajout potentiel d'une ou plusieurs paires de bras ne sera donc pas du luxe, d'autant que le postulant se montre volontaire. De plus il dit être doué dans plusieurs domaines, ce qui est rare. Que ceux de son espèce soient capables de parler mais surtout de se faire comprendre est déjà considéré comme un exploit, alors son profil dépasse toutes les attentes.

Soudain une chose chute des traverses pour s'écraser sur l'échine du Hollow. S'en suit un petit gémissement plaintif identifiable à celui de Lola tentant de se redresser, en s'aidant de ses griffes qu'elle plante dans la chair molle du malheureux.

- Que je suis maladroite. Je voulais juste voir si on pouvait rebondir. J'espère que je ne vous ai pas fait mal ?

Damian lui lance un regard torve, ce qui provoque chez sa sœur un petit cri humide tandis qu'elle s'aplatit sur sa monture histoire de fuir les réprimandes.

- Bienvenue Farasha ! Un nouveau client, ça se fête, je t'offre ton premier coup. La patronne ici c'est Matryona, notre mère. Elle est pas très causante mais elle a les oreilles grande ouvertes. Je suis sûr que ton profil peut l'intéresser.

La Tercera semble sortir de sa léthargie, elle pose une pinte pleine sur le comptoir avant de fixer son regard creux sur le drôle d'énergumène. Son sourire se veut amical, de sous sa tunique largement ouverte au niveau du torse sort un bras qu'elle agite dans sa direction, comme une invitation à la rejoindre. Autour d'eux s'élève l'ambiance festive des jours de grande affluence. La cacophonie est encore douce, nous n'en sommes qu'au début du spectacle.

L'Alpha quitte son vis à vis et retourne se percher sur les épaules de sa maîtresse. Il imagine les différentes manières d'exploiter le potentiel de cette créature. Selon le niveau de véracité de ses dires, il faudra bien entendu le mettre à l'épreuve. Inutile de s'encombrer d'un parasite, ils en avaient suffisamment sous la main.

- Pour la musique on verra ça plus tard. Ce qui nous intéresse là maintenant c'est ton histoire de parfum et de tabac. Tu peux nous expliquer à quoi ça sert ?

Sa curiosité est sincère. Ses yeux incandescents s'illuminent dans un froncement de sourcils, tandis qu'il amène Matryona à se pencher les coudes sur le comptoir. Il fallait maintenant être convaincant.

Un hurlement plaintif se fait entendre. Farasha n'avait pas souffert ainsi depuis des années et des années. Farasha se tourna vers la cause de sa douleur, prêt à défendre sa peau. Mais, stupéfait, il vit un des séraphins de la Vasto Lorde. Sa colère et sa faim étaient là, présentes. Elles hurlaient d'attaquer l'impudent.

Au prix d'un énorme effort, la Chenille se ravisa. N'oubliant pas pour le futur de punir cette chose, il fallait démontrer de l'adaptation pour survivre dans le Monde du Vide. Le parfumeur n'en manquait pas assurément et se tourna alors vers l'autre angelot qui semblait commander cette étrange fratrie.

Il opina simplement à la mention de la Mère de ces garnements. Celui qui parlait le plus semblait au moins le plus posé et le plus adroit dans ses mots. L'un d'entre eux était violent et rageux Et celle-ci... joueuse ? Il avait du mal à savoir ce qu'était Matryona. Derrière mon masque, ses yeux observèrent la Vasto Lorde en train de lui servir de la bière.

Se glissant sur le sol, ses milliers de petites pattes dansaient toujours adroitement. Le petit angelot farceur était resté sur son dos et d'un mouvement, Farasha l'amusa un peu en le faisant voler un peu. Il était rare d'avoir un peu d'amusement dans ses activités habituelles. Puis, sa troisième main prit la pinte et il l'approcha de son masque.

Ce dernier se craqua pour former une ouverture près de ses lèvres. La craquelure avait dessiné d'étranges arabesques avant qu'elles ne s'ouvrent en deux. Il but alors son compte avant de fixer la personne qui lui avait offert ce don. Le parfum qui se dégageait de la bière indiquait clairement l'origine de la liqueur.

Soudain, l'angelot qui était posé sur l'épaule de sa mère prit la parole de nouveau.

- Simplicité. Votre bière est issu d'un Hollow végétal de type sablonneux. On peut noter les subtiles vapeurs chaudes qui se rajoutent à une odeur âcre qui donne ce goût si particulier. Le parfum est un gout autant qu'un odorat, Dame Matryona. Nous pouvons vous aider à améliorer vos breuvages par différentes touches végétales. Prenant une autre lampée. Pour le Tabac, il nous faut travailler une âme - humaine de préférence - afin de l'affiner. Une fois fait, nous pouvons en faire des tabacs. C'est ce que nous avons appris étant dans le monde des vivants. Notre nature nous commande de dévorer des feuilles après tout, c'est comme cela.

La Chenille était sur son terrain et ses premières hésitations avaient laissé place à la passion. En même temps, elle se concentrait afin de desceller les imprégnations de Dame Matryona dans son auberge. Les angelots étaient les essences les plus abouties. Se rendant compte que l'autre angelot était encore sur son échine, ses capteurs sensoriels se mirent en marche. C'était un moment évident pour analyser cette imprégnation au toucher, il n'aurait pas de meilleure opportunité de si tôt.

Maintenant, il fallait éviter de fâcher la dame. Il ne savait pas vraiment ce qu'elle proposait comme travail. La musique n'était pas sa priorité visiblement, il hésita un moment et demanda.

- Et pour ce poste ? Serait ce possible de nous informer de plus amples détails ?

Spoiler:

Au contact de Lola l'air s'était comme électrisé l'espace d'un instant. L'avantage principal de cette taverne résidait dans le fait que contrairement à son ancien royaume dans le cœur de la foret ici la proie n'avait même pas conscience de glisser sur sa toile. Une fois emprisonnés malgré eux, leurs sentiments comme une sève invisible remontait le long des filins spirituels recouvrant tout sous la surface à la manière d'un cocon.

Matryona ressent l'animosité passagère de la chenille, qui est somme toute légitime. Elle ne s'en offusque pas, mais note l'information en silence. De plus cette dernière finit rapidement par adopter sa cavalière, qui semble étrangement amusée de la situation. Un phylactère capable de nuancer ses émotions, vraiment très surprenant. Damian lui ne relève pas ce changement et boit avec attention les paroles du Hollow.

Ses capacités sont elles aussi remarquables pour une créature aussi primitive d'apparence. Outre la facilité avec laquelle il peut user indépendamment de chacun de ses membres, Farasha leur expose ses talents en matière d'analyse dans la conception de breuvages. Jusqu'ici personne n'avait ne serait-ce qu'osé leur demander d'où ces liqueurs pouvaient provenir. Lui n'en a pas eu besoin.

- C'est fascinant. Même si nos recettes n'ont rien d'un secret tu démontres un certain savoir faire et des connaissances qui pourraient clairement nous être utiles. On a pas de fins palais ici, mais revoir la qualité à la hausse ça n'amènera que du bon pour donner du cachet à l'endroit !

Il adresse un regard interrogateur à sa mère, cherchant une forme d'approbation qu'elle lui offre sans hésiter d'un hochement de tête. Si ses études du monde terrestre s'étaient étendues au point de réussir la première étape de son plan sans difficulté apparente la prochaine étape peinait à se mettre en place. En cela la venue de cet énergumène la ravie. De petites mains pour enlever les grains de sable de sa mécanique complexe, voilà tout ce qu'elle y voyait présentement.

Quant à cette histoire de tabac, elle n'en avait jamais entendu parler. Un prédateur de son envergure, à l'histoire tumultueuse, souffrait de nombreuses lacunes en matière de divertissements. Encore une raison de le piéger dans sa toile. Diversifier les activités d'un commerce, elle sait que le processus est parfaitement fonctionnel sur Terre. Les spectacles ainsi que les jeux de hasard ou la boisson ne sont que les trois piliers fondateurs. Tout ajout ne peut qu'accroître ses chances de succès.

- Des postes on en a plein. De la musique pour l'ambiance ou les spectacles, des bras pour le service pendant que la patronne est occupée à autre chose avec des clients, ça dépend de ce que tu cherches. Dans ton cas on va déjà voir ce que tu proposes au bar, on a un tas de trucs je suis curieux de savoir ce que tu peux en faire. Et à coté de ça ma foi, tu seras jamais cantonné à une tâche précise. Tant que tu nous es loyal, il y aura pas de problèmes.

La Chenille opina à plusieurs reprises au fur et à mesure de la réponse de l'angelot. Son regard observait par intermittences la Mère de toute chose ici bas. L'inexpression était son trait de caractère principal. Dans un sens, c'était là le lot de bien des créatures évoluées de ce monde. Borick, Riful, Delia... avaient quelques traits communs et Matryona n'y échappait pas.

Réfléchissant, il s'approcha du comptoir et montra timidement de la main quelques bouteilles posées derrière Matryona. Il ne voulait pas entrer dans son territoire et montrait donc patte blanche. Une fois celles-ci posées sur le bois cristallin, Farasha ouvrit chacune et sentit les bouchons les uns après les autres. Il prit alors la choppe qu'on lui avait donné dans un premier temps et la termina, afin d'avoir de quoi remplir sa décoction.

D'un geste de l'échine, il fit monter Lola sur sa tête. Il voulait qu'elle observe ses actions. Prenant trois bouteilles, il en déversa quelques liqueurs dans sa choppe. Puis, la Chenille prit quelques herbes séchées qu'elle avait toujours à porter de main. Elle les enferma dans son narguilé et en inspira la fumée. Puis, il expira cette brume, d'une couleur violacée, sur la mixture qu'il avait créé.

La fumée disparaissait lentement dans la choppe. Farasha avait concentré toutes les fumerolles dans un jet continu. La tache accomplie, il prit la choppe et la tendit à Lola.

- Tenez petite, dites nous ce que vous en pensez.

Le gout était un mélange aigre et sucré. Cela ressemblait à ces vins anciens qui mélangeaient le vin au miel. Farasha avait copié la fragrance mielleuse de Delila afin d'atteindre l'objectif qu'il s'était fixé. Il espérait que cela réveillerait l'étrange enfant qui le considérait maintenant comme son cheval de trait. Dans un sens, rien ne devait effacer la dangerosité des lieus. La Chenille n'avait aucune idée de l'esprit animal de Matryona et de sa propre tolérance à la présence d'Hollows dans son antre.

Il se tourna ensuite vers l'angelot sur l'épaule de Matryona. Laissant sa petite cavalière boire son breuvage, il fit de nouveau une révérence avant de reprendre.

- Nous pouvons jouer de la musique, notamment du Violon. Nous avons souvent souvenir de cela... Mais il nous faudra un espace afin de tisser nos cordes.

Il tourna la tête autour de lui. La salle était grande mais ce n'était pas à lui de décider.

Spoiler:

La petite troupe observe avec une grande attention les moindres faits et gestes de la chenille, alors que celle-ci se met à piocher dans les différentes bouteilles du bar. Il est étonnant de voir à l'œuvre tous ces bras parfaitement coordonnés et jouant, à tour de rôle, au-dessus du gobelet dans une symphonie de gestes extrêmement soignée. D'autres se perdent et rapportent une sorte de résidu végétal en direction d'un instrument de nature inconnue dans lequel la chenille se met à aspirer profondément. Elle expulse ensuite la vapeur dans le creux du récipient et le présente à sa cavalière d'un air satisfait.

L'ensemble du processus est hypnotisant. Matryona n'avais jamais rien vu de tel, qu'une créature aussi primitive soit capable d'élaborer ce genre de décoctions complexes lui arracha un sifflement enthousiaste. Mais alors que le Hollow tend sa coupe devant Lola cette dernière recule instinctivement. La seconde suivante une main d'un blanc laiteux semblable à de la porcelaine stoppe net son mouvement. Le grelot se met à tinter.

- Oh non, je n'ai pas le droit. C'est interdit !

Et Damian de rajouter.

- On sent rien, autant demander à une fleur si elle aime l'eau qu'on lui donne. Ca revient au même. C'est elle qui s'en charge.

Son regard passe de la chenille au gobelet, puis à la main qu'il remonte ensuite jusqu'à sa source. De sous un pan de son kimono déjà largement ouvert sort un bras d'une longueur anormale, désarticulé. Une fois le récipient en sa possession il se rétracte dans un bruit macabre, reprend une forme plus appropriée et amène son butin devant les lèvres pulpeuses de l'araignée tordue en un sourire éloquent.

Elle passe plusieurs de longues secondes à humer la vapeur puis, dans un nouveau bruit sec sa mâchoire se disloque pour laisser s'échapper une longue langue tombante qui s'active aussitôt en contact avec le précieux liquide. Ses deux orbites creuses s'illuminent brièvement d'une lueur mordorée avant de regagner les ténèbres. Elle repose le verre, un air plus que satisfait sur son visage d'enfant terrible.

- Le verdict est sans appel. Tu veux commencer quand ?

Le chérubin manipulateur jubile, cette rencontre est une véritable aubaine. La première pierre fondatrice, celle qui dressera les bases solides du plan pour lequel ils œuvrent depuis des semaines. La chenille venait sans le savoir de se prendre les pattes dans un piège qui n'aura pour seule vocation que de la lier au reste de la troupe. Ses talents seront forts utiles. A n'en pas douter.

- J'agrandirais. L'espace est malléable, tout comme l'esprit. Tes accords seront les nôtres, Farasha.

On lui accorda le droit de s'exprimer. Le strict nécessaire. Après tout, c'était bien elle la patronne non ?

Farasha soufflait d'aise. Il avait réussi l'épreuve de la maisonnée. Les sens de la Yarqa* étaient concentrés sur son environnement, il n'y avait pas encore beaucoup de monde. Quelques Hollows allaient et venaient sans vraiment un esprit de détente. M'enfin, ce monde était ainsi, la tristesse dansait avec le désespoir... Farasha était certainement d'une autre catégorie, là où les gens voyaient des ténèbres, lui voyait des lueurs.

Sortant de sa rêverie, il entendit enfin la voix de la maîtresse de maison. Il fut surpris déjà qu'elle en ait une. L'idée qu'elle ne parla qu'avec ses angelots était devenue une évidence au cours de l'entretien. Pensif, il fit une légère révérence avant de prendre la parole.

- Madame, Nous allons réfléchir à ce qu'il faudra. Nous devons aussi étudier les types de ressource, qu'il faudra employer afin de sublimer nos liqueurs. Ce sont des accords subtils, comme une belle symphonie, une fausse note et tout s'effondre. Farasha posa alors un silence et tourna sur lui même pour tapoter la tête de son destrier. Permettez moi une question... Pourquoi ils ne peuvent pas avoir le plaisir de gouter ? Sentir est une chose essentielle, et, selon son tempérament, on peut découvrir des sensations différentes à chaque fois. N'y voyez pas malice, nous nous interrogeons juste.

Farasha connaissait les règles du Hueco Mundo. La violence et la dureté étaient les faces de ce monde. Cependant, il pensait que si on lui donnait quelques couleurs, sa bestialité serait plus complaisante par de nouveaux jeux. La Yarqa considérait les Hollows comme d'innombrables enfants qui avaient perdu un jouet. La puérilité de cette vision lui faisait sourire, mais, c'était un moyen de ne pas sombrer et de garder sa raison.

Le travail ici même serait l'occasion de maintenir ce raisonnement. Ce leitmotiv allait lui permettre de ne pas céder à la faim. Conscient du danger potentiel de la Matriarche, il haussait les épaules en se disant que cela ou autre chose... Pour l'instant, il devait apprendre à affuter ses sens avec cette expérience.

- Pour commencer, autant rendre les lieux totalement propres. Nous allons donc nettoyer les tables.

Un travail servile ne lui posait pas de souci. Il avait accepté depuis longtemps la servitude de sa position dans le monde du vide. Vouloir contrarier les ordres établis demandait une puissance qu'il n'avait pas et qu'il ne voulait pas de toute façon. Même si son corps lui commandait de plus en plus de...

Yarqa = Chenille en arabe

Spoiler:

Un personnage très curieux dans tous les sens du terme. Elle semble déborder d'enthousiasme à l'idée de mettre son talent au service de la petite troupe, ce qui n'est pas sans ravir la tenancière malgré les nombreux aménagements que cet ajout implique. Il lui faudra étendre sa toile, abattre partiellement une cloison et y installer les outils nécessaires. Rien de très laborieux, sinon en matière de temps.

Il est vrai qu'à ce jour la qualité de ses breuvages sont au stade limite, que ce soit au niveau des ingrédients utilisés comme de la conception il apparaît clairement que ce n'est pas son domaine. Sa clientèle ne montre jusqu'ici la moindre critique négative, si on ne compte pas ceux dont l'intellect est si catastrophique qu'ils arrivent à peine à boire correctement.

Peut-être qu'en faisant la publicité de ces breuvages élaborés, en plus des spectacles et autres activités récréatives elle finirait par attirer des proies ayant davantage de potentiel pour ses recherches. Un sentiment de plaisir malsain s'étire dans un sourire au milieu de son visage de poupée, tandis que la chenille termine de questionner Lola.

- Nous ne sommes que des coquilles vides, voilà pourquoi. Aucun autre but que d'étendre les possibilités de Ma'Ma. C'est elle le coeur qui bat pour nous, c'est elle qui est importante. Pas nous.

Une triste vérité certes, mais qui relate fidèlement la manière dont leur mécanique s'organise. Contrairement aux êtres qui se composent en groupes partageant une forme d'esprit de ruche ici les chérubins ne font que graviter autour d'un esprit unique. Lequel se déleste simplement d'un fardeau qui l'encombrerait dans son processus d'évolution tout en gardant un certain contrôle sur ses émotions primaires. Les secondaires sont, pour la plupart, occultées.

Alors que la chenille s'imagine déjà engagée en évoquant son souhait de faire le ménage dans la salle Matryona, dont les multiples bras s'agitent afin de ranger le comptoir relève la tête dans sa direction et pousse un sifflement strident censé l'interpeler.

- Pas pendant le service, elle s'en chargera. Tu peux disposer pour aujourd'hui. Le temps de t'aménager un truc, tu pourras réfléchir au destin qui t'attend ici désormais. On va voir combien de temps tu tiendras...

Lola reprend son envol, à contrecœur, et s'en retourne vers sa mère tendant une main aimante en sa direction. Damian lui se pose sur une petite étagère murale proche du rideau de perles couvrant l'entrée avant d'indiquer d'une courbette polie qu'il est temps pour leur futur employé de regagner son nid. Il ne faudrait pas trop monopoliser l'attention de la Tercera, car d'autres clients l'attendaient pour une partie de dés.

Des coquilles vides ? Une pointe de tristesse traversa la Yarqa. Elle ne comprenait pas comment on pouvait... vivre. Chaque matin, elle se réveillait et tout était toujours pareil, il y avait toujours plus malheureux. Le destin de ces petits êtres de porcelaine le rendait amer. Comment et pourquoi laisser croire qu'on pouvait encore donner la vie ? Le Hueco Mundo était le premier étage de la chute dans l'oubli.

Farasha garda par devers elle toutes ses pensées. Le destin ici ? C'était loin de ses préoccupations, il avait réuni des données sur l'imprégnation de la Matriarche et c'était le principal. Créer un parfum à partir de cela serait complexe mais pas impossible. Le futur le dira. Tournant sur lui même, Farasha fit révérence.

- Nous sommes heureux de votre réponse. Nous reviendrons des que nous le pourrons.

"Au destin qui t'attend désormais..." Ce petit bout de phrase restait gravé en lui. Il n'aimait pas du tout cette expression, il n'appartenait qu'à une personne et pas à elle. Toutefois, ce n'était qu'un entretien et il pouvait encore changer d'avis d'ici que tout soit préparé, il verrait. Farasha quitta donc les lieux sans dire un mot de plus.

Son retour dans le désert fut comme un appel d'air. Il observa l'horizon dans le lointain et était satisfait de repartir dans cette étrange aventure. Il ne savait pas vraiment ce que désirait Matryona, les sentiments ne faisaient pas partie de sa "vie" après tout.

- Fin -