La mue du serpent

Et des ténèbres, le monde émerge avec un flash aveuglant.

Une réalité où ses souvenirs et son imaginaire se rejoignent en une unique scène. Sa vision se stabilise, et il voit : Un champ de bataille en périphérie de Kyoto brûlée. Il reconnaît les mémoires d'une jeunesse révolue : la Guerre d'Onin, le feu aux poudres qui signé le début des décennies de conflit, pendant l'ère Sengoku. Il voit, et sa mémoire se souvient. Mais les souvenirs s'arrêtent ici.

Le champ de bataille n'est pas vivant. Il n'y a pas de bruits de combat, pas de lames tirées ou de flèches décochées. Il n'y a que ce silence de mort, les corps sans vie et les charognards. Une odeur atroce, une vision de rouge et de flammes, de boue et de destruction. Puis... Il y a un mouvement. Puis un autre, et un autre encore.

Ceux qui ne vivent pas, bougent. Les corps se relèvent. Dans des bruits d'os et de chair remuée, la mort reprend vie autour du Kurosawa... Et les formes perdent leur humanité. Les corps changent, les visages disparaissent au profit de masques qu'il connaît bien. Hollows. En l'espace de quelques secondes, le charnier à ciel ouvert devient un nouveau champ de bataille. Or, il n'y a pas d'armées, de rangs, de force organisée.

Il y a les dévoreurs, et il y a l'âme solitaire.

La foule affamée fond sur sa position, et alors il bouge, pour la première fois... C'est là qu'il prend conscience de sa situation : il est sur le dos de sa monture. Dans sa main droite, son Naginata, et sur ses épaules, le poids d'une armure... Un sentiment familier, mais si lointain qu'il en deviendrait presque Alien. Or, il n'a pas le temps de s'y attarder : la mare monstrueuse est proche.

Tranche, perce et pourfend, sa lame disperse les Hollows avec la même efficacité que toujours. Rapidement, l'homme saute de sa monture, fond sur un monstre pour le tuer, puis continue à pied : à pied, il est plus rapide. Un mort, un autre, un autre et encore un autre. Une créature à deux masque essaie de s'emparer de lui, mais il écrase son visage au sol, et il la traîne contre la terre brisée le long d'une grande course avant d'enfoncer son crâne avec la hampe de son Naginata. Il se retourne, et il voit les Hollows plus loin. Alors il récupère son arc, encoche une flèche... Un crâne brisé, un second, un troisième et un quatrième : à chaque fois, la flèche qui vient se loger au milieu, et briser la porcelaine maudite des masques Hollow. Il doit faire le vide, doit vivre dans l'instant présent. Alors il fait ça. Il tue, parce que c'est ce qu'un guerrier fait.

Bien assez tôt, la mort fauche les monstres jusqu'à ce que le dernier cri de Hollow perce l'air... Puis se taise. Dès lors, une fissure. Quelque chose qui s'ouvre dans le ciel, pas dans le sol. Une paire de mains qui sortent, et qui forcent pour que la réalité se brise, s'ouvre... Jusqu'à ce que quelque chose s'en échappe.

La forme s'écrase au sol, lourdement. Bipède, armurée. Quand la poussière s'affaisse, Kyoya le voit : forme humanoïde, une armure de Samouraï aux attributs perturbants, chitineux. À sa taille, le crâne des morts portés en guide de trophée. En lieu et place du visage, un casque... Mais surtout, un masque : un masque de Hollow. La chose dégaine une lame imprégnée d'une énergie violacée, agressive, tempétueuse...
Et les yeux par-delà le masque fixent Kyoya.

Spoiler:

Cette chose... Elle vient de son passé, mais pas de ses souvenirs. Son imaginaire, mais plutôt que celui de son esprit, celui de son âme...Un souvenir qu'il n'a pas vécu. Un souvenir avant son premier souffle. Le souvenir d'une lame invisible qui a blessé sa mère, jadis. Puis dans son sang, au travers de sa propre survie, autre chose qui a survécu.

La créature s'avance, et Kyoya lâche son Naginata pour s'emparer de son Tachi.

Ils s'étaient mis d'accord sur cette façon de faire : la simulation devrait offrir un challenge, un obstacle à surmonter. Cela devait commencer avec du menu fretin, en guise de préparation, de test, de chauffe. Puis, il devait y avoir un Vrai obstacle. Un vrai ennemi. Il a eu cette discussion avec Nambu, avant d'entrer. Mais il n'y pensait pas, en l'instant. Cet obstacle, ce défi... Il s'est présenté de lui-même.

Comme un murmure de l'âme.

Ils s'étaient mis d'accord sur autre chose : quand l'obstacle se présentera, alors au dehors de cette réalité, dans le vrai monde, la seringue percera sa peau, la dose fera son chemin dans son organisme. Mais ça ? Ça aussin en cet instant, il n'y pense pas. En cet instant, il y a trois choses.

Lui.
Sa lame.
Son ennemi.

Un vent se lève, et c'est comme un Boom dans l'air qui retenti. Les deux formes disparaissent dans un élan de vitesse, et comme l'éclair, il réapparaissent ailleurs : se rejoignent au milieu en un impact tonitruant, quand les lames s'impactent. Un autre Boom, un autre impact, une autre rencontre. Dans le sillage de leurs échanges, des étincelles se lèvent à chaque fois que le fer est croisé. Parfois, une effusion de rouge, parfois, un grognement de douleur, soit humain, soit caverneux, éthéré. Pas un mot, rien. Rien sinon la mélodie des lames, du sang, des corps et des morts.

Rien sinon la terre qui souffre dans le sillage de leurs échanges herculéens.

L'oeil novice pourrait croire à une égalité parfaite, en voyant leur vitesse égale... Ou plutôt, en ne la voyant pas, tant tout va trop vite. Il verrait le sang, il entendrait, il Sentirait la scène... Et tant dépassé par la dimension dantesque de ce combat, il ne pourrait distinguer un gagnant, comme un homme peinerait à distinguer la différence de taille entre deux gratte-ciels, posté à leurs pieds, comme une fourmi aux pieds des géants.

Or, si leur vitesse est égale, leur force ne l'est pas. Derrière les coups de la chose, plus de poids, des impacts plus violent, des frappes assez puissantes pour créer plus d'ouvertures à plus de coups dangereux. Alors naturellement, le sang de l'homme coule plus que ne cède la Chitine de la chose. Lentement, très lentement, Kyoya perd du terrain. Bientôt, sa lame cédera elle aussi, et alors, il n'y aura nulle défense pour s'opposer à un coup décisif.

- King Kurosawa ? King Kurosawa ! Vous m'entendez?

Un grognement entre ses dents serrées, Kyoya fronce les sourcils... La voix sonne comme un rappel. Un rappel des enjeux, ici, de ce qui existe hors de ce combat. Un rappel du monde réel.

- Je t'entends.
- Nous avons inoculé la dose test, mais rien ne semble se produire. Vous ne sentez rien de différent?
- Rien.
- Merde. Pourquoi ça fonctio-... Bon, on arrête tout, sortez-le de l-
- Non.
- Monsieur?
- Je n'en ai pas fini avec cette chose. Et je n'ai pas encore tenté quoique ce soit de mon côté pour libérer mon pouvoir.
- Avec tout mon respect monsieur, cette chose est un mirage. Vous n'avez rien besoin de « finir »... Cependant, vous risquez de vraies blessures dans la simulation. Et pir-
- Tu m'as déjà expliqué ça.
Un silence. Les secondes passent. - Dans tous les cas, King Kurosawa, je doute que vous puissiez forcer le processus là où on a échoué.

Un sourire mauvais, il rit entre ses dents serrées.

- N'oublie pas, Nambu. Aussi révolutionnaires soient vos avancées scientifiques... Vous jouez à Dieu dans un monde qui trouve sa base dans le spirituel. Un crachat de sang. La réponse n'est pas toujours là où vous cherchez.

Nambu aura sans doute répondu quelque chose, mais les mots dits, la communication sera coupée.
Et la danse reprend.