Decade Dance

Bien naïf est celui qui s’enferme dans l’idée que son monde est ferme et définitif. Que rien de drastique ne puisse arriver du jour au lendemain. Pour un haut noble vivant au sein du Seireitei, l’on peut parfois s’enferrer dans cette pensée que seuls nos actes ont de l’importance. Qu’eux-seuls peuvent changer les choses. Alors, l’attaque du Vandenreich ne s’est pas encore produite. Ogasawara Shinsuke, son père, n’a pas encore perdu la vie. Et lui est loin de se douter qu’il vivra bientôt un enfer, qui durera bien des années.

Ce jour-là, la noblesse est rassemblée pour les noces de Kasumiōji Rurichiyo et Kannogi Shū. Un instant festif, mais le cœur de Kōga n’y est pas. Il a vu les mariés, et ils n’ont pas l’air plus que des enfants. Une partie de lui est écœurée, même s’il sait que ce n’est pas là une pratique forcément rare, tant l’union entre certaines familles est synonyme de leur prestige. À cette époque, il est encore heureux de ne pas figurer dans la droite lignée à la tête du clan Ogasawara. Cela aurait pu être le cas, son père étant l’aîné de l’actuelle cheffe de famille. Mais le fait d’être homme dans ce clan était tout bonnement éliminatoire. Ainsi l’on ne cherchait pas trop à le marier contre son gré, ni à lui faire endosser des responsabilités dont il ne voudrait pas. Sur son front, il porte encore un bandeau sur lequel figure le Kamon Ogasawara, tout comme le fait son père. Une manière d’indiquer qu’envers et contre tout, sa branche reste entièrement fidèle.

Difficile de passer totalement inaperçu ainsi, même s’il semble vouloir rester un peu à l’écart. Et même si cela ne tenait pas à son bandeau, sa riche tenue et les traits finement mis en valeur de son visage l’empêchent forcément d’être tout à fait invisible et anonyme. Si on lui parlait, il faisait alors l’effort de répondre poliment, en adéquation avec son rang tout du moins. Mais il semblait ne pas avoir l’envie de trop se mêler aux festivités, à moins que cela ne devienne assez intéressant que pour lui faire réviser son avis.

Il soupire fort. Ce moment devrait être beau, teinté de ce romantisme raffiné que les gens du peuple ne peuvent pas connaître. Les mariés avaient préparé une petite représentation, travaillée ensemble. Elle, dansant sobrement un éventail à la main, lui pinçant les cordes d’un koto. L’ensemble, un peu maladroit, provoquait quelques sourires et rumeurs attendries parmi l’assemblée. Lui ne voyait toujours que deux enfants mariés trop tôt, certainement pas de leur propre volonté. Et même s’ils avaient pu assez s’en accommoder que pour y trouver matière à produire ce type de représentation, Kōga pour sa part en éprouvait une part de malaise lui faisant légèrement grincer des dents. Par respect, il attend tout de même que c’en soit terminé, et profite des applaudissements pour s’esquiver.

L’Ogasawara fait alors remplir sa timbale avant de sortir marcher un peu, prendre l’air lui semblant bien plus soutenable que de rester là et s’estimer de trop. Le contraste entre ce qu’il ressentait et ce que l’assemblée laissait filtrer se faisait certainement trop intense pour qu’il puisse s’y sentir à son aise, même parmi les siens. Il faudrait bien pourtant qu’il y revienne, plus tard, pour faire acte de présence parmi d’autres sommités. Son père remarquerait bien vite qu’il s’était éclipsé et lui en voudrait si cette situation devait durer trop longtemps. Mais au moins le temps de quelques pas dans ce jardin délicatement fleuri ferait le plus grand bien.

Il laisse un instant ses pensées vagabonder, autant que lui-même, allant là où ses pas le guidaient sans trop y penser. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il semble se rappeler qu’il tient à la main sa timbale. Et lorsqu’il porte l’alcool à ses lèvres, il remarque cette silhouette. S’en approche. Elle n’a pas l’air de se porter au mieux…

- Mes salutations. Est-ce que tout va bien ? Puis-je vous proposer un petit remontant, ou bien préférez-vous que je vous fasse appeler quelqu’un ? Un médecin peut-être ? Demandez sans crainte et sans honte, mieux vaut prévenir que guérir...

« Et si je dois finir par vous porter, nous serons alors tous deux encore plus dans l’embarras » se laisse-t-il à penser, bien qu’il n’estimait pas que l’on en était à ce stade. Peut-être juste un coup de chaud, un léger malaise ?

L’impression de déranger plus que de rendre service. De quoi l’intriguer plus encore. L’Ogasawara ne chercherait sans doute pas trop à s’attarder s’il ne ressentait pas lui-même un ennui et une gêne notable face au spectacle pour lequel ils avaient été invités. Au final cela lui faisait une véritable distraction, et au lieu de filer sans demander son reste, il s’attarde. Déjà pour s’assurer qu’elle ne va pas leur claquer entre les pattes. Il serait de plus la dernière personne à l’avoir vue si cela devait être le cas, position on ne peut plus délicate face à des enquêteurs de la Seconde ou de la Neuvième, imaginait-il.

- Ogasawara Kōga.

Laisse-t-il tinter d’une voix amusée lorsque la question est posée.

- Et j’ai du mal à croire que les apéritifs soient frelatés dans une pareille réception !

Toise-t-il même, haussant un sourcil avant de s’approcher.

- Un malaise soudain, dans une soirée alcoolisée… vous êtes enceinte et vous ne savez pas comment vous débarrasser de vos coupes sans que votre famille ne remarque quoi que ce soit, c’est cela ? Je puis vous en ôter l’une à l’autre des mains à l’occasion si vous le souhaitez, il m’arrive de me montrer serviable. Enfin… Cela, c’est seulement si vous souhaitez réellement y retourner. Estimez-vous vraiment cela comme dommageable de se dérober ? L’air frais peut être salvateur...

À elle le choix donc, même s’il se demandait si son premier choix honnête ne serait pas de se débarrasser de lui, en premier lieu. Elle ne manquerait pas d’avoir l’opportunité d’exprimer sa volonté en tout cas, Kôga lui laissant la parole pleine et entière, prenant le temps de siroter une lente gorgée dans sa timbale.