Héritage

Aujourd'hui, la cuve de la Matrice a été préparée pour une opération spécifique.

Aujourd'hui, le King of Swords est rentré à la base avec des blessures critiques. La peau brûlée jusqu'à en devenir méconnaissable, jusqu'à remettre en doute sa survie. Il y a eu les soins, puis il y a eu une demande spéciale du Kurosawa. Alors on a rempli la cuve d'un fluide régénérant, pour qu'il puisse guérir et visiter la réalité virtuelle tout en même temps. Il a sa propre idée en tête. Ses propres questions, ses propres problématiques. Le temps passant, il s'est familiarisé avec la Matrice, jusqu'à traiter l'outil comme plus qu'un simple support d'entraînement.

Aujourd'hui, il a failli mourir.

Il y a toujours été préparé, et ce depuis des siècles maintenant. Pourtant ? Pourtant, cela fait longtemps qu'il n'a pas vu la mort dans les yeux. Une habitude qu'il a peu à peu perdu, au fur et à mesure de son pouvoir grandissant. Pendant des siècles, il a été ce surhomme inatteignable. Il ne se mêlait que peu aux affaires spirituelles, alors les menaces du quotidien étaient celles du commun des mortels – celles insignifiantes – et celles des Hollows de bas étage – celles un peu moins insignifiantes, mais finalement mineures aussi. Puis, rarement, de temps en temps, il y avait une menace supérieure. Un Gillian, un Adjuchas. En de très rares occasions, un Vasto Lorde ou un Arrancar. Mais ceux-là ont été rares, tout le long de son existence... Parfois même, il a parlé, plutôt que tranché.

Tout ça pour dire que le danger est devenu un étranger, à force.
Aujourd'hui dans le ciel de Tokyo, il a eu un rappel de sa mortalité. « Éternel, mais pas immortel ». Il se le répète à chaque occasion. Mais se le dire, ce n'est pas la même chose que d'y être confronté. Et la vérité... C'est que Kyoya ne veut pas mourir.

« Personne ne veut mourir », dira-t-on. Dans son cas, c'est qu'il y est mentalement préparé, mais qu'il se l'interdit. Parce qu'il reste trop à faire. Parce que le monde spirituel bouge soudainement, parce que le monde tel qu'il l'a connu devient imprévisible, intéressant... Dangereux.

Parce qu'il veut plus de cette adrénaline.
Parce qu'il veut défendre ce qu'il a construit.
Parce qu'il veut avoir sa place parmi les architectes du futur.

Le Guerrier, le Chef de Famille et l'Ambitieux. Ses trois facettes veulent voir le futur.
Alors il ne doit pas mourir... Alors il doit progresser. Il doit arracher à la technologie moderne tous les avantages qu'il puisse espérer. Il doit en faire appel aux méthodes traditionnelles, il doit rassembler ses alliés... Et il doit puiser toute la force qu'il puisse soutirer à son âme. Là, en son for intérieur, il sent qu'il n'est pas complet. Il sent qu'il y a une clef, pour une porte qu'il n'a pas encore déverrouillé.

Il y a le Samurai maudit. Fantôme d'un passé avant son premier souffle.

Il songe à tout ça, là, au centre de cette cuve, tandis que son corps meurtri régénère doucement. Un masque relié à des tubes sur le bas de son visage, les yeux fermés, il est plongé dans son esprit, dans ses pensées... La Matrice est programmée pour répondre à son imaginaire. Alors il va le chercher, au plus profond de ses pensées.

Il va chercher l'Origine.

Depuis le néant, un environnement naît. À la fois familier et lointain, il le reconnaît sans mal : l'entrée du Domaine Kurosawa, en périphérie de Kyoto. Pourquoi lointain ? Parce que le Domaine tel qu'il l'a vu pour la dernière fois, c'était l'édifice restauré, maintes fois reconstruit depuis les décennies jusqu'à ce début de millénaire. Ici...

Ici, il reconnaît le Domaine tel qu'il était il y a des siècles de ça.

Il reconnaît sa majesté inviolable, vierge des défigurations que l'ère industrielle imposeront plus tard au paysage. Il reconnaît un bout d'histoire perdu dans sa mémoire : il n'existe personne pour se rappeler de ce bâtiment tel qu'il a existé jadis... Personne sauf lui.

Il y a le Domaine, il y a cette nuit de pleine lune. Il y a le kimono qui habille sa silhouette. Une étrange nostalgie le prend, face à ce spectacle. Mais il n'y a pas que ça. Il y a... Une impression. Un quelque chose qui plane dans l'air, indicible, indiscernable, mais tout à la fois bien spécifique. Comme un poids dans l'air, comme un murmure dans le vent. Ce quelque chose qui semble donner vie aux ombres alentours, ce quelque chose qui fait se hérisser le poil sur les avant-bras. Une atmosphère de lieu hanté : ces endroits où les Yokais ont jetés leur dévolu.

Un pas lent, assuré, il s'avance jusqu'à passer l'arche. La grand porte est déjà ouverte sur une cour intérieure vide de tout... Sinon de cette tension palpable. Des murmures indistincts, des voix qui parlent des mots sans sens, sans syllabes. Parfois, le vent prend une forme plus concrète, et une bourrasque prend l'apparence d'une silhouette aux contours indistincts, pendant quelques secondes.

Il y a comme une plainte, dans l'air. Comme un appel à l'aide.

Le Kurosawa ne se laisse pas intimider. Il a vu pire, vécu pire. Pourtant... Il est mal à l'aise. Plus qu'il ne devrait l'être. Combien de lieux supposément hantés a-t-il visité ? À chaque fois, il s'agissait des manifestations d'un Yokai. À chaque fois, ce qui paraissait inexplicable était finalement bien simple, pour une âme accoutumée au surnaturel. Alors pourquoi est-ce qu'il transpire ? Pourquoi est-ce qu'il y a ce quelque chose qui court sous sa peau, désagréable, froid ?

Sans doute parce que cette fois, c'est personnel.
Cette fois, il ne sait pas. Il n'a pas la réponse à l'avance, il n'a pas l'évidence qui s'impose.
Cette fois, il ne visite pas la maison hantée d'un inconnu sur son chemin. Cette fois, il visite un pan entier de sa vie.

Les yeux se ferment. Un effort pour faire le vide, pour se canaliser... Les yeux se rouvrent. Il reprend sa marche, direction l'entrée vers ce qu'il sait être le couloir principal. Là, il ouvre la porte.. Il voit ce long couloir, il le reconnaît. Rien d'inhabituel. Puis, quand il s'avance, le bruit sourd des portes qui se referment dans son dos. Il se tourne, vif, main à la garde de Mugen... Mais il n'y a rien. Il n'y a que les portes double solidement fermées. C'est quand il reporte son regard vers l'avant, que quelque chose a changé.

Le couloir n'est plus simplement long. Il est infini.

Sans fin, l'horizon du couloir est marqué d'une sombre obscurité : Tant le chemin est immense que l’œil ne saura voir au bout. Sur les côtés, une infinité de shōji qui donnent sur une infinité de pièces. Il n'y a plus le bruit du vent à l'extérieur. Pire encore, il n'y a même plus la lumière de la lune qui s'infiltre sous la porte dans son dos. C'est comme si le dehors n'existait plus.

Il n'y a plus que le silence assourdissant de l'intérieur du Domaine.

Le véritable silence a quelque chose d'oppressant.
Il est rare. Les gens disent « silence », mais souvent, il y a au moins le bruit du vent, de l'herbe soufflée, des insectes, de la nature qui suit son court ou des activités humaines en arrière plan. Les voitures dans la nuit, un avion dans le ciel, des pas dans une flaque d'eau... Non, rien de tout ça, cette fois.

Là, c'est ce silence si total que Kyoya peut entendre son cœur battre.

Jusqu'à ce qu'il commence à marcher. Dès lors, le parquet grince à chacun de ses pas, comme un long râle du bois qui souffre. Les sens aux aguets, Kyoya progresse, vigilant à son environnement. Il marche quelques secondes le long de ce couloir parfaitement symétrique. Côté gauche et côté droit sont identiques : la même porte, aux même dimensions, au même endroit, systématiquement. La marche aurait pu durer longtemps, mais le Kurosawa ne se sent pas la patience d'un jeu d'illusions, alors il force le changement : il ouvre une porte, entre dans une pièce.

C'est là qu'il la voit.
Que ses yeux s'écarquillent grand.

Sa mère. Sa mère et tout ce qu'elle a de mortel, occupée à préparer des ingrédients. Sa mère qui est partie quand il avait quarante ans, mais qu'il en faisait vingt-cinq. Sa mère, ici plus jeune qu'il ne l'a jamais vu de son vivant, dans une pièce qui n'a rien à voir avec le domaine Kurosawa. Non... Ici, c'est l'humble maison de son village natal. C'est la salle de vie, là où ils se rassemblaient pour manger avant et après une longue journée de travail.Cette époque où le nom Kurosawa n'était pas encore grand. Cette époque où il était de la petite noblesse, celle à manier et le sabre, et la bêche.

Cette époque où tout était tellement plus simple.

Elle s'appelait Atsuko, même si ça a toujours été « mère » dans sa bouche. Il la reconnaît, quand bien même ici, elle semble à peine avoir atteint la vingtaine... Il reconnaît son ventre rond, et il comprend. C'est sa mère quand elle le portait. C'est cette époque qu'il n'a pas connu, c'est...
l'Origine.

C'est trop tard quand il comprend.

Atsuko est violemment projetée au sol par une force invisible. Il y a une pression au-dessus d'elle, comme une forme... Il y a une pression dans toute la pièce. De la peur à l'état physique, quelque chose qui vient d'un autre monde. Kyoya devrait le voir, mais il ne le voit pas : c'est comme s'il était projeté dans cette vision d'un monde par les yeux d'un aveugle... Il devine les contours du Hollow, mais ils sont translucides, instincts, quasi invisibles. Il va pour chercher la lame à son flanc, mais il n'y trouve qu'une épée en bois... Alors, il se rend compte des proportions de son corps. Il se rend compte qu'il voit la scène depuis le bas, qu'il est petit... Qu'il est enfant.

Il se rend compte de sa vulnérabilité.
Et la créature elle aussi.

La forme invisible s'approche, vive. Un coup de pied, et Kyoya est lancé à l'autre bout de la pièce, jusqu'à traverser la porte en papier de riz et retrouver le couloir du Domaine. Il se relève, s'approcher pour retourner dans la pièce, mais il ne voit qu'une porte éventrée qui donne sur une pièce vide du gigantesque domaine Kurosawa.

L'urgence fait battre son cœur plus vite. Une forme d'angoisse, un sentiment oublié.
Il connaît la peur. Mais cette peur-ci, c'est différent.

Il va chercher une autre porte, une autre pièce. Il ouvre, et il voit son père. Là aussi plus jeune, là aussi dans sa maison d'avant. Il essaie de parler, de prévenir, mais il est déjà trop tard : la créature est là, la créature attaque. De nouveau, Kyoya est projeté dans le couloir. Et ça continue.

Une autre porte, et cette fois, il y voit sa femme. Il s'y sent dans son corps adolescent, à cette époque où ils se sont rencontrés. Et là encore, le Yokai. Là encore, il est impuissant.

Une autre pièce, et c'est son fils.
Une autre encore, sa fille.
Son second fils, puis le troisième.

Plus ça progresse, plus il se sent adulte, plus il voit les contours du monstre. Le samouraï maudit et son armure Ō-yoroi chitineuse, sombre, violacée. son masque comme une parodie de casque d'armure. À son flanc, une lame rougeoyante, portée prés d'une ceinture où sont accrochés de multiples crânes. Les yeux et la lame du Yokai brillent d'un rouge surnaturel, brillant, une puissance néfaste qui s'en dégage.

- Tu me vois enfin.

Les traits de Kyoya se durcissent, lorsqu'il entend les mots sortir de cette voix grave, éthérée, comme venue d'outre-tombe.

- Ah... Tu m'entends enfin, surtout.
- Tu es le dernier obstacle. Je suis venu en finir.
- Obstacle?

Le Samouraï approche, sa lame rouge non pas seulement d'énergie, mais aussi du sang des Kurosawa. Derrière le masque, il y a comme un rire funeste.

- Obstacle pour quoi, Kyoya?
- Tu es un amas de code. Rien n'est réel. Ça ne sert à rien d-
- D'essayer de t'intimider ? Pourquoi est-ce que tu me prêterais de telles intentions, si je ne suis qu'une création de ta... Matrice?

L'Éternel fronce les sourcils. Cette fois-ci, il se sent en pleine possession de ses moyens. Il sort Mugen de son fourreau, s'approche.

- Peu importe. Tu t'es soustrait à ma lame assez longtemps. C'est tout ce que j'ai besoin de savoir.
- Tu mens mieux que ça d'habitude, Kyoya. Je sais que tu vois plus à tout ça qu'un simple scénario d'entraînement. Je suis bien placé pour le savoir, après tout... La voix rit un rire plus rauque, plus acide. - Je suis le fruit de ton imagination.

Kyoya charge, et tranche d'un large coup à l'horizontale... Mais plutôt que d'ouvrir le samouraï, le coup ouvre une faille dans le tissu de la réalité. Dès lors, l'horizon s'ouvre pour dévoiler une nouvelle scène : l'extérieur du Domaine en feu, au milieu d'une scène de bataille pour le moins familière.

Il se rappelle. Un conflit entre le Daimyo local et un autre seigneur. Le domaine Kurosawa avait été une cible prioritaire, puisque la famille était parmi les plus fidèles protecteurs de la terre à cette époque.

- Dis-moi, Kyoya. Est-ce que tu sais qui je suis?

Un silence. Une hésitation.

- Tu es...